30.8.06

Photos de Jaipur III - les forts alentours




AMBER FORT






NAHARGARH FORT, surplombant Jaipur sous un ciel d'orage

Photos de Jaipur II - les monuments

JANTAR MANTAR (L'observatoire)




HAWA MAHAL (Le Palais des Vents)

Photos de Jaipur I - les rues, le peuple







27.8.06

Dimanche 27 août, 19h

Les cours ont désormais adopté leur rythme de croisière, à JNU. Après avoir erré de classe en classe pendant deux semaines, j'ai fini par trouver quatre cours intéressants et enseignés par des professeurs compréhensibles :

- International Relations Theory. A Sciences Po, j'ai souvent eu des cours de relations internationales, mais ils sont presque toujours restés exclusivement factuels. Ce qui m'attire dans ce cours, c'est d'étudier non plus les faits, mais les analyses qui en sont faites par les différents courants de pensée, comme les réalistes (Waltz et consorts) sur lesquels nous travaillons en ce moment. Le professeur, imposant par sa carrure et par sa barbe noire, parle un anglais très clair, ce qui ne gâche rien.

- Indian Political System. Bien qu'il semble un peu fourre-tout, et bien qu'il soit professé par un marxiste assez vindicatif qui semble tout droit sorti des années 1960 ou 1970, ce cours devrait me permettre de comprendre comment fonctionne la politique indienne, en étudiant en particulier la plus longue Constitution du monde.

- Modern Indian Social Thought. Je crois que c'est celui de mes quatre cours qui m'intéresse le plus. Après avoir commencé par étudier les racines de la philosophie indienne - à travers la lecture d'extraits des Vedas, les textes sacrés de l'hindouisme -, nous allons nous pencher sur les grands penseurs de la société indienne au cours des XIXème et XXème siècles, de Swami Vivekanand à Amartya Sen, en passant par Roy, Gandhi et Nehru. J'espère ainsi arriver à me faire une idée des grandes structures et des grandes évolutions de la très complexe société indienne, et notamment du système des castes, du statut des femmes, de l'éducation, etc. Le professeur est passionné, et passionnant : c'est un homme assez âgé, grisonnant, au visage très sec ponctué d'une moustache qui lui donne un air sévère ; mais il faut le voir s'illuminer lorsqu'il parle de la conception hindoue de l'amour, de la théorie hindoue de l'action, ou de l'engagement absolu de Vivekanand pour le réveil de l'Inde colonisée. Ses mains s'agitent dans tous les sens, et il est inarrêtable, il s'envole dans des phrases interminables et brillantes - pas toujours faciles à suivre, mais captivantes.

- Globalizing India. A l'instar de Modern Indian Social Thought et au contraire des deux autres enseignements, ce cours présente l'intérêt de se dérouler non pas dans un amphithéâtre, mais dans une classe d'une trentaine d'élèves. Il est donc plus interactif, et permet aux étudiants de mieux se connaître les uns les autres. Ainsi, c'est dans ce cours que j'ai pour la première fois vraiment discuté et commencé à sympathiser avec des étudiants indiens, ce que je n'avais pas encore eu l'occasion de faire jusqu'alors. Le professeur est sympathique, et le cours en lui-même est intéressant : il traite de la façon dont la globalisation affecte l'Inde et dont l'Inde s'inscrit à son tour dans la globalisation, d'un point de vue exclusivement culturel. Nous allons ainsi travailler sur des films et des oeuvres littéraires, ce qui me fournira l'occasion de découvrir un peu la culture indienne moderne.

Quatre cours, chacun de trois ou quatre heures réparties sur la semaine, ce n'est certes pas énorme. Néanmoins, je découvre que l'année sera moins tranquille que je l'avais pensé. Cela est dû au changement de statut des étudiants de Sciences Po à JNU, dont j'ai déjà parlé et que nous sommes la première génération à expérimenter : contrairement aux années précédentes, mes camarades et moi aurons une certaine obligation d'assiduité - du moins ne pourrons-nous pas nous permettre de n'assister à quasiment aucun cours, comme l'a fait un étudiant il y a quelques années -, nous devrons rendre des travaux et passer les examens. En outre, la participation à ces cours implique que nous lisions beaucoup : comme aux Etats-Unis, et contrairement à ce que l'on trouve en France - en tout cas à Sciences Po -, les cours à JNU consistent essentiellement en le commentaire par le professeur de textes que les étudiants ont préparés chez eux. Ainsi, pour chaque matière, je dispose d'un recueil de textes assez conséquent. De plus je dois faire des lectures supplémentaires, pour combler les lacunes que j'ai évidemment par rapport aux étudiants indiens ; ces lacunes sont particulièrement perceptibles dans le cours sur la pensée sociale indienne, où le professeur fait souvent référence à des concepts, des textes ou des auteurs que les Indiens connaissent parfaitement, mais qui me sont totalement étrangers. J'ai donc acheté et commencé à lire quelques livres pour essayer de me mettre un tant soit peu au niveau.

Ainsi, mon année à JNU sera sans aucun doute plus studieuse que je ne l'avais pensé, et l'obligation d'assiduité m'empêchera de voyager à travers l'Inde autant que je l'aurais voulu. Cependant, mon année n'en sera pas forcément moins enrichissante pour autant : ces cours sont très intéressants, j'apprends énormément de choses sur l'Inde - il faut dire que j'ai une belle marge de progrès -, et c'est une autre façon de découvrir ce pays extraordinaire que de se rendre au Taj Mahal.

*

Le Taj Mahal, justement, j'y suis allé, le week-end dernier, toujours avec Loïc et Grégoire - deux autres amis, Xavier et Xavier, nous ont rejoints cette semaine.

Le Taj Mahal, c'est à Agra, à deux cents kilomètres de Delhi. Nous avons pris le bus samedi matin et sommes arrivés en début d'après-midi. Ce qui nous a surpris, et ce qui m'a déplu, c'est l'absence de véritable ville, à Agra - sauf autour de la Jama Masjid (grande mosquée). Contrairement à Jaipur, dont j'avais tant aimé les rues commerçantes et animées, Agra semble ne vivre que par ses monuments. Sans doute y a-t-il des quartiers plus vivants, ceux où les Indiens résident, mais ils doivent être à l'écart, car nous ne les avons pas trouvés. En somme, tandis qu'à Jaipur le touriste est incité à se mêler à la vie de la ville, il en est comme écarté à Agra. Les hôtels eux-mêmes se situent dans des sortes de zones presque rurales.

Nous avons visité le Red Fort, très beau palais de pierre rouge et de marbre, un peu dans le même style d'architecture que la tombe d'Humayun et que beaucoup de monuments indiens, qui surplombe la Yamuna - fleuve qui traverse également Delhi. Nous avons aussi visité la Jama Masjid et un mausolé dans un jardin peuplé de singes, mais je ne m'attarde pas dessus. Du mausolée, je retiendrai d'ailleurs surtout l'image traumatisante de l'enfant qui a longuement insisté pour que je lui donne dix roupies, à l'entrée du monument : sa peau était hideuse, toute striée, et son visage était difforme. Je ne sais pas ce qui lui était arrivé, peut-être avait-il été entièrement brûlé. Toujours est-il que voir cet enfant a été quelque chose de très difficile à supporter, et que j'ai eu un peu de mal à apprécier le monument après. L'image de cet enfant est de celles qu'on n'oublie jamais.

Et puis, nous avons fait le Taj Mahal, bien sûr. Tout est dans le "bien sûr". Le Taj Mahal est à l'Inde ce que la Tour Eiffel peut être à Paris. Par conséquent, c'est sans aucun doute le lieu le plus touristique de toute l'Inde. Et cela, en soi, est déjà assez déplaisant, surtout lorsque cela se traduit par des hordes de touristes qui vous donnent l'impression d'être n'importe où, mais certainement pas dans l'Inde "authentique", et par un prix d'entrée aussi élevé : nous avons payé 750 roupies chacun, soit autant que le total de ce que nous avons payé pour le trajet aller-retour entre Delhi et Agra, pour la nuit d'hôtel et pour les restaurants pendant tout le week-end. Et puis, je dois bien le dire, au risque de passer pour snob, je n'ai pas trouvé beau le Taj Mahal. C'est impressionnant, évidemment, cette immense tombe d'une implacable symétrie, toute blanche de marbre, terriblement éblouissante sous le soleil ; cela a de la classe, bien sûr, ces motifs floraux et ces inscirptions coraniques, ces beaux jardins et ces bassins aux jets en forme de lotus ; mais je n'ai pas trouvé cela beau, et j'ai préféré, par exemple, la tombe d'Humayun, plus sobre, et avec moins de marbre. Bref, le Taj Mahal est de ces monuments qu'on ne peut pas ne pas voir lorsqu'on vient en Inde, et qui, pourtant, ne vous procurent aucune émotion particulière. Au fond, il y a suffisamment de merveilles en Inde pour se contenter de ne voir du Taj Mahal qu'une carte postale, qu'il est de toute façon.

*

Il y a quelque chose d'essentiel, et dont je n'ai encore, je crois, jamais parlé depuis que je suis en Inde : la nourriture.

L'Inde a la réputation d'avoir une gastronomie très épicée. La vérité est à la hauteur de la réputation ; cependant, en réalité, ce qui est gênant, ce n'est pas tant la force des épices, que leur omniprésence. Je n'ai encore jamais vu de plat épicé au point d'en être immangeable - il est vrai que je m'arrange pour demander des mets "not too spicy" -, j'ai par contre ressenti plusieurs fois une profonde lassitude de subir les épices à chaque repas. D'autant que les aliments eux-mêmes, du moins ceux qui m'inspirent confiance, sont relativement peu variés. Globalement, depuis six semaines, je mange du riz, des lentilles, des oeufs, du poulet et du mouton, des pâtes, quelques légumes épluchables (carottes et pommes de terre) lorsque je cuisine chez moi, et des bananes - la saison des mangues, s'est, hélas, achevée! Mon alimentation est donc un peu répétitive, bien que je fasse en sorte d'échapper autant que possible à la cuisine strictement végétarienne - les Indiens étant très peu consommateurs de viandes. A cet égard, je dois dire que j'ai quelques regrets pour la France... Je tente parfois d'y remédier en allant dans des restaurants un peu occidentalisés - en vérité des chaînes du genre Pizza Hut -, ou en m'échappant vers la cuisine chinoise, bien implantée en Inde, mais ce n'est pas tellement meilleur, et c'est beaucoup plus cher. Les restaurants soi-disants italiens ou français sont à éviter, je crois qu'il n'y a pas mieux pour vous faire regretter l'Europe que, par exemple, d'infectes lasagnes au mouton.

Je mange dans quatre types d'endroits :

- chez moi, où je cuisine donc des légumes simples, des pâtes, du riz, des lentilles, des oeufs, et où je mange aussi des fruits, des yaourts achetés dans une laiterie fiable, et quelques produits un peu occidentaux, comme du pain de mie, du fromage à tartiner, du - mauvais - chocolat, etc.

- sur le campus, où les prix défient toute concurrence, et où l'on trouve quelques plats décents, notamment du poulet au curry, du riz dans diverses sauces, des omelettes, ou encore une sorte de pain perdu qu'ils appellent French toast et dont je fais souvent une collation, avec un milkshake, un lassi (lait fermenté qui se boit), un shaï (le délicieux thé au lait à l'indienne), un jus de fruit ou une eau citronnée. Il est rare que je dépense plus de cinquante roupies, soit moins d'un euro, pour mon déjeuner.

- dans des petits restaurants ne payant vraiment pas de mine, extrêmement bon marché eux aussi, et où seul le riz, en général, m'inspire confiance.

- dans des restaurants un peu supérieurs et un peu plus chers (autour de 100 à 150 roupies le repas), où j'essaie plus de plats, et où je découvre, peu à peu, les incontournables de la cuisine indienne, comme les thali - assortiment de sauces diverses dans lesquelles on trempe son riz ou des galettes de pain -, les uttappam - des sortes de grosses crêpes aux légumes et à la noix de coco, assez indigestes -, les ravi plain dosa - immenses crêpes, dures et fines cette fois, faites de pomme de terre, et que l'on trempe dans des sauces -, et tout ce qui relève du poulet tandoori, du poulet ou du mouton au curry, etc.

Je dois le dire, je prends peu de plaisir à table. Quand bien même ça n'est qu'affaire de goûts et d'habitudes, il me paraît sensible que l'Inde est un pays où l'alimentation a un objectif de survie avant d'avoir un objectif de plaisir, comme cela est davantage le cas dans nos pays. Néanmoins, je suis reconnaissant à l'Inde de n'avoir pas conservé de trace de la présence anglaise dans sa gastronomie...

26.8.06

Vendredi 18 août, 18h

J'écris aujourd'hui sous une chaleur atroce, et en espérant éviter une panne de courant qui viendrait me priver de l'appareil merveilleux qu'est le ventilateur. Les pannes de courant, en effet, sont particulièrement fréquentes ces jours-ci, sans doute favorisées par les conditions climatiques. Je crois qu'il fait même plus chaud que dans les premiers temps de mon arrivée en Inde, il y a un mois.

Un mois, oui. Un dixième de mon séjour en Inde, déjà, et j'ai pourtant toujours l'impression d'avoir atterri il y a peu de temps. Il me reste tellement à découvrir et à apprendre que les neuf mois qui restent me semblent dérisoires. Plus que jamais, je ressens le gigantisme et la richesse de l'Inde. Je crois que j'en ai plus que jamais pris conscience en allant à Jaipur, en y passant trois jours et demi sans réussir à tout voir, et en regardant, sur une carte, l'immensité du seul Rajasthan - dont Jaipur est la capitale. Dans ce seul Etat, il y a tellement de choses à voir, et les distances sont si grandes, que l'idée de l'Inde entière donne le vertige. Irai-je seulement dans le Sud, tant il y a à faire dans le Nord? Combien de temps pour se faire une idée de Varanasi (Bénarès), de Kolkata ou de Mumbai (Bombay), si quatre jours suffisent à peine pour connaître Jaipur?

*

Jaipur, donc, a été ma première excursion hors de Delhi, rendue possible par un week-end prolongé : le 15 août - c'était mardi - est la fête nationale, l'Independance Day, le 16 août est aussi férié pour célébrer la naissance de Krishna, et je me suis autorisé à faire le pont et à sécher mes cours de lundi.

Voilà donc qui m'a permis de passer à Jaipur trois jours et demi, de samedi soir à mercredi midi, en compagnie de Grégoire et Loïc, mes deux premiers amis français à me rendre visite. Nous avons fait le trajet en cinq ou six heures de bus - dans un bus d'ailleurs climatisé et tout-à-fait digne des standards occidentaux, à ma grande surprise - et nous sommes arrivés à la nuit tombée en la capitale du Rajasthan, fondée au XVIIIème siècle par Sawai Jai Singh II, un homme d'état, de lettres et de sciences, une de ces grandes figures éclairées - mais, là encore, je n'ai pas la prétention, ni même la volonté de me lancer dans la rédaction d'un guide touristique.

Notre hôtel mérite qu'on en dise quelques mots, en ce qu'il incarne parfaitement le modèle d'hôtel correct et bon marché que l'on peut trouver en Inde, en-dehors de guesthouses et auberges vraiment glauques, et de palaces trop coûteux. L'hôtel où nous sommes allés à Jaipur, ainsi, est typiquement le genre d'hôtels des jeunes touristes Occidentaux. D'ailleurs, j'y ai croisé des camarades de ma classe de terminale, que je n'avais plus revus depuis le bac, et qui faisaient un voyage itinérant d'un mois en Inde. Stupéfiante rencontre, une de celles qui nous font penser que le monde est petit, jusqu'à ce que l'on se rappelle que l'Inde, à elle seule, est immense.

Pour deux cents roupies par personne et par nuit, nous avions une chambre un peu triste mais à peu près propre, climatisée - ce qui est appréciable -, et meublée sommairement mais décemment. La salle de bains n'inspirait pas un sentiment de propreté irréprochable, mais tout fonctionnait correctement, et, oh surprise!, la cuvette des toilettes était orientée de façon rationnelle. Ni draps, ni savons, ni serviettes de bain, ni papier toilette n'étaient fournis. A la réflexion, j'aurais dû m'y attendre, mais fort naïvement j'avais cru trouver tout cela à disposition en arrivant... On ne m'y reprendra plus.

J'ai beaucoup aimé Jaipur. La ville compte nombre de monuments magnifiques : le Hawa Mahal, palais des vents avec une imposante façade rose percée de petites fenêtres d'où les femmes pouvaient observer la rue sans être vues ; Jantar Mantar, qui rassemble toute une série d'instruments astrologiques, astronomiques et météorologiques étonnants, souvent impressionnants ; le City Palace, qui donne une idée assez complète des merveilles de l'architecture moghole. Dans les rues, très animées, se succèdent les boutiques qui vendent au touriste l'artisanat local, des miniatures représentant les dieux hindous aux tapis de soie, en passant par divers objets de plus ou moins bon goût en métal, et par les bijoux et les pierres précieuses qui ont fait la réputation de Jaipur. Il faut se promener dans ces rues, y croiser les vaches, particulièrement nombreuses, les singes, les chiens, les ânes, les chameaux tirant d'antiques charettes, et les éléphants, qui, eux, ne sont que des attractions. Il faut, surtout, se laisser accoster par la population, qui parle souvent une ou deux langues à touristes, et notamment le français. Les gens sont extrêmement chaleureux, et, si ce n'est pas toujours tout-à-fait désintéressé, cela reste plaisant, jusqu'à ce que ça devienne un peu étouffant : si nous avions accepté tous les thés qui nous ont été proposés par des gens prétendant avoir plein d'amis français, nous n'aurions jamais rien visité. Vient un moment où l'on ressent le besoin de s'échapper un peu : il faut alors aller visiter les forts qui se dressent sur les hauteurs entourant la ville au Nord Ouest, forts qui s'apparentent davantage à de somptueux palais qu'à de menaçants bastions, et d'où l'on a une vue superbe sur Jaipur.

Voilà le Jaipur touristique, qui, incontestablement, vaut le détour.

Cependant, de Jaipur, je retiendrai surtout une promenade que nous avons faite, le dimanche après-midi, hors des sentiers battus. C'est alors que nous avons découvert le Jaipur indien, qui est plus intéressant encore, car plus authentique. Immédiatement, l'attitude de la population à l'égard des touristes change : on sent chez ces gens une moins grande habitude de voir des Occidentaux, une plus grande curiosité à leur égard. Pendant trois heures, nous avons été dévisagés, mais sans que cela devienne pesant. Cela avait même quelque chose d'émouvant : car dans ces regards qui se posaient et s'attardaient sur nous, il n'y avait jamais la moindre trace d'hostilité, il n'y avait toujours qu'une enveloppante bienveillance, soulignée par des sourires doux et vrais, comme seuls les Indiens, et surtout les enfants indiens, doivent savoir en faire. Lorsque l'on arpente ainsi pendant trois heures des rues indiennes, hors des sentiers battus, on vit une aventure humaine extraordinaire, et l'on se sent une affection immense à l'égard de ce peuple extraordinaire, humainement si riche, si touchant. L'on est là, son appareil photo à la main, devant des gamins aux sourires angéliques, aux regards profonds ; et, lorsqu'on cède à leur demande, lorsqu'on accepte de les photographier, on a l'impression de leur faire le plus beau cadeau de leur vie - alors même qu'on ne leur donne rien en échange, et qu'ils ne verront jamais la photo que sur l'écran de l'appareil. Ce n'est que le soir, lorsqu'on regarde les clichés que l'on a pris pendant la journée, que l'on s'aperçoit vraiment que le cadeau, ce sont eux qui l'ont fait : ces portraits improvisés, si peu talentueux soit-on, sont à coup sûr les images les plus belles que l'on puisse emporter de l'Inde, loin devant les clichés toujours semblables et impersonnels des monuments.

L'Inde, on la trouve dans ces sourires et ces regards d'enfants, bien plus que dans le marbre du Taj Mahal. L'Inde, avant d'être un pays, c'est un peuple.

24.8.06

Photos satellite



[Captures d'écran que j'ai faites sur Google Earth pour vous montrer mon quartier et ma fac!]

Humayun's Tomb


Voici quelques photos de la magnifique tombe d'Humayun - un empereur moghol -, à Delhi.

11.8.06

Encore des photos (vent de folie!)

Dans un genre voisin de celui de la tombe d'Humayun, dont j'ai parle il y a quelques jours et dont je posterai des photos bientot, voici la tombe de Safdarjung, elle aussi entouree d'un beau jardin.



Mardi 9 août, 22h30

J'écris, pour la première fois, depuis mon appartement, où je me suis installé dimanche.

Vendredi dernier, je suis retourné voir Vikram afin qu'il m'emmène signer le bail chez mes propriétaires, qui habitent juste un étage en-dessous de mon appartement, ce qui signifie, hélas, qu'ils pourront garder un oeil sur moi. Je dis hélas, parce que les propriétaires indiens sont souvent assez agressifs, et certains voient par exemple d'un très mauvais oeil que l'on héberge des gens, et en particulier des femmes, chez soi, chez eux. Néanmoins, je crois que je n'ai pas à me plaindre : mon propriétaire, un vieux monsieur barbu et trapu, et sa femme, maigre, avec un visage émaciée et une dentition épouvantable, ne parlent pas un mot d'anglais, et ne seront donc pas en mesure de me dire grand-chose. Seul leur fils, qui m'apppelle "my friend", est capable de faire l'interprète entre eux et moi, or il n'a pas l'air bien méchant...

Le bail signé, Vikram m'a emmené boire le thé chez lui. Il habite lui aussi à Munirka, dans un appartement d'une centaine de mètres carrés, qui héberge également la grand-mère, les parents, le frère et la femme de Vikram. En Inde, les gens continuent de vivre avec toute leur famille ; l'Occidental que je suis s'est senti gêné de voir tous ces gens vivre dans le même appartement, mais je crois que j'ai tort d'être gêné : la conception indienne de l'intimité et de la famille sont telles que les Indiens ne vivraient pas autrement quand bien même ils en auraient le moyen.

J'ai donc été présenté à tous ces gens, par ailleurs charmants, et très souriants, comme souvent les Indiens. Le père de Vikram, surtout, m'a beaucoup parlé, et m'a semblé être un intellectuel, bien que je n'aie pas saisi plus de la moitié de ces propos, en raison de son accent. J'ai quand même cru comprendre qu'il était brahmane - la caste la plus élevée -, et qu'il avait été militaire.

Puis Vikram m'a emmené sur son toit. Au milieu de quelques pots de fleurs, il y avait une sorte d'écuelle, que Vikram a soigneusement remplie d'eau fraîche pour les oiseaux. Près d'un cagibi, une autre écuelle offrait des graines. Vikram a ensuite sorti ses jumelles et a commencé à regarder le ciel. Il m'a expliqué qu'observer les oiseaux étaient une de ses passions, et m'a montré toute une famille de ces corbeaux gris et noirs que l'on voit partout ici, et qu'il semblait connaître individuellement. La femelle croassait, comme toujours à cette saison, parce que la présence d'oeufs dans son nid la met sur ses gardes. Un peu plus loin, quelques pigeons voletaient. Vikram m'a parlé de compétitions de pigeons entre voisins, l'objectif étant d'avoir les pigeons restant le plus longtemps l'air. D'autres oiseaux, un peu particuliers, montaient et descendaient dans le ciel : il s'agissait de cerfs-volants. Les Indiens en sont fous ; les enfants les plus démunis, ceux des bidonvilles, en sont les fiers possesseurs - ce doit être leur seul jouet. A moitié nus, les pieds sur le goudron tout au bord de la grande route dangereuse, ces petits êtres sales et misérables sourient lorsqu'ils tirent énergiquement sur les minces ficelles de leurs cerfs-volants, et leurs regards s'illuminent lorsqu'il suivent dans le ciel le parcours de leurs oiseaux de papier. Comme les pigeons, les cerfs-volants font l'objet de compétitions, dans lesquelle il faut couper avec son fil le fil du cerf-volant concurrent - il paraît que c'est un geste à prendre.

Et puis, sur le toit de Vikram, il y a eu un moment un peu magique, lorsqu'est apparu un magnifique arc en ciel - phénomène très rare en Inde -, et qu'un escadron de perroquets verts est passé devant, tandis que le soleil rougissait et que les premières gouttes d'une pluie de mousson s'abattaient sur les dalles en terre cuite. Avant que je ne prenne congé, Vikram m'a promis qu'il m'inviterait la prochaine fois qu'il ferait un barbecue sur son toit - Vikram, contrairement à beaucoup d'Indiens, n'est pas végétarien, ce qui me le rend d'autant plus sympathique, en-dehors des qualités humaines dont il n'a cessé de faire preuve durant ces trois jours.

Les Indiens ne sont jamais si indiens que sur leurs balcons, leurs terrasses et leurs toits ; c'est là qu'ils deviennent lyriques et rêveurs, c'est là qu'ils contemplent la ville, la vie, et le monde, c'est là, au milieu des plantes et des oiseaux, que se révèle le mieux leur affection revendiquée pour la nature.


Et, donc, c'est dimanche que je suis entré en possession de mon appartement. J'ai écrit précédemment que je le trouvais propre, je crois que je l'avais beaucoup idéalisé. En réalité, lorsque je suis arrivé, la saleté était partout visible, du plafond au sol, dont le carrelage blanc ne saurait mentir...

J'ai pu constater que la fermeture de certaines fenêtres est assez approximative, que la femeture de la porte principale ne peut se faire qu'avec un cadenas - pas de clé, pas de serrure, juste un loquet que l'on tire et que le cadenas suffit, peut-être, à bloquer. Mon balcon se prolonge sans séparation jusque chez le voisin, permettant à celui-ci de s'introduire chez moi comme dans un moulin si je laisse ouverte la porte d'accès au balcon. J'ai fait connaissance avec une colonie de fourmis grouillant un peu partout sur mes murs et mon carrelage, venant d'on ne sait où, et visiblement peu décidées à me laisser seul. J'ai également remarqué quelques trous dans les murs, certains volontairement aménagés - mais pourquoi? -, comme de minuscules fenêtres sans vitre donnant sur le palier, et d'autres trous non volontaires, qu'un maçon envoyé par ma propriétaire est venu boucher avec du plâtre, de façon assez barbare. Comme en attestent les cicatrices de la peinture par ailleurs très tâchée qui recouvre mes murs, d'autres interventions de ce genre avaient déjà eu lieu auparavant...

Le clou du spectacle a été la salle de bains. La porte ferme suffisamment pour préserver la pudeur - surtout que je vis seul! - mais ne ferme pas totalement. Pour une raison que j'ai préféré renoncer à chercher, la cuvette des toilettes est orientée de telle sorte qu'en m'y asseyant je me râpe les jambes contre le mur, se dressant à trois centimètres et demi de mon trône, alors que j'ai, dans cette position, un mètre et demi de carrelage s'étalant à ma gauche, selon un angle de 90° entre l'axe de la chasse d'eau et la tangente à la courbe la plus large de ma cuvette. Il n'y a aucun lavabo, ce qui m'oblige à me brosser les dents et à me raser dans la cuisine, à un robinet au jet misérable, mais faisant un bruit terrifiant lorsqu'il tombe sur le fer de l'évier. Heureusement, la douche que j'avais demandée a été installée. (Il faut savoir que les Indiens ne se douchent pas : ils se lavent en déversant sur leur corps le contenu de petits récipients qu'ils ont préalablement plongés dans de grands seaux. Pour qui est habitué aux jets puissants et généreux des douches européennes, c'est fort peu pratique, mais, en l'occurence, cela s'explique de façon très pertinente par la nécessité d'économiser l'eau. Ainsi, de nombreuses salles de bains indiennes sont tout simplement dépourvues de douche - a fortiori de baignoire -, et ne comportent que des robinets sortant du mur au-dessus de nulle part, l'écoulement se faisant par des bondes placées en fonction de l'inclinaison du sol.) La douche que j'avais demandée, préférant le risque de passer pour un Occidental gaspilleur empâté dans son confort à l'inconfort du lavage au seau, a donc été installée, mais pas là où l'on aurait pu s'y attendre, en raisonnant en toute logique. Elle a été placée de façon à apparaître comme le sommet d'un triangle isocèle également défini par la porte qui ferme mal et par la fameuse cuvette. Ainsi, lorsque je me douche, j'asperge entièrement cette malheureuse. Je me console en me disant que, si la chasse d'eau vient à tomber en panne, je pourrai peut-être nettoyer mes toilettes en faisant observer à mon tuyau de douche une droite décroissante d'un taux de variation à peu près égal en valeur absolue au nombre d'or sans lequel il n'est pas de salle de bains digne de ce nom.

Ce sont là des détails, évidemment, et fort peu graves, bien sûr, puisque j'en ris. Cependant, j'ai vraiment dû être aveugle lors de ma visite de l'appartement, pour ne pas les remarquer. Je ne sais pas combien de temps je vais rester ici ; peut-être trouverai-je bientôt un meilleur appartement, avec peut-être des colocataires plus causants que mes fourmis. Peu importe, pour l'instant : il était de toute façon urgent que je me trouve un logement, de façon à laisser tranquilles Marion, Dhruv et Sonia, et à pouvoir enfin défaire mes valises, trois semaines après avoir atterri...

J'ai donc commencé l'aménagement de mon appartement, qui est totalement vide, à l'exception d'une grande armoire rouillée, mais qui a le mérite de fermer à clé. Pour les raisons de disponibilité de cash que j'ai déjà évoquées, mes achats vont se faire très progressivement. J'ai commencé par trouver un matelas, un bureau, une chaise, un ventilateur pour ma chambre ; mais, à ce jour, je n'ai encore ni frigidaire, ni rien pour faire cuire des aliments (les cuisines indiennes ne sont jamais équipées de quoi que ce soit), ni la moindre vaisselle. Mon appartement est donc encore un peu vide, et je n'y prends aucun repas, mais, petit à petit, je devrais parvenir à le rendre tout-à-fait vivable, et, j'espère, agréable. En dépit de la solitude étrange qui m'envahit lorsque je me couche dans cette grande chambre toute vide à la peinture douteuse, et même si j'ai vécu ces jours-ci mes premiers moments de cafard depuis mon arrivée, je m'efforce de rester optimiste et joyeux. J'avais simplement un peu sous-estimé la difficulté qu'il y a à s'installer tout seul, à des milliers de kilomètres de chez soi et de ceux que l'on aime, dans un pays inconnu, certes merveilleux, mais où l'on se sent facilement perdu, en tout cas dépassé par le flux continuel et désordonné de vie, par la trépidante agitation de Delhi.


Voilà pour mon état d'âme du moment ; rien de grave là-dedans, je pense simplement être dans une phase de transition, entre l'enivrante euphorie de la découverte et la paisible adaptation. Du reste, les moments où la solitude me pèse sont rares, et vont l'être d'autant plus que des amis français profitent de ma présence à Delhi pour venir découvrir l'Inde et me rendre visite. Les premiers arrivent demain, les derniers repartiront mi-septembre. Autant dire que je ne vais pas avoir l'occasion de me sentir seul. Par ailleurs, dès que je sors, toute éventuelle tristesse s'efface immédiatement : je suis transporté par l'animation, abreuvé de regards envieux et de doux sourires - dans Nocturne indien, un livre que j'ai lu et dont l'intérêt est d'ailleurs très limité, Pasolini parle de la grande douceur des Indiens, et c'est en effet une sensation omniprésente. En outre, je commence à m'intégrer dans un groupe d'étudiants étrangers à JNU, avec notamment Christian l'Allemand, Aksel le Suédois - je les ai déjà évoqués -, mais aussi Lora l'Américaine, ou encore Andrea l'Italien. En dépit de l'étendue du campus, on a tôt fait de croiser une connaissance, tout simplement parce que tout le monde va aux mêmes endroits. Ainsi, les amitiés se nouent peu à peu, autour de pauses shaï (ce thé au lait indien), ou de déjeuners à l'une ou l'autre des cantines de JNU. Des projets d'excursions communes apparaissent, les conversations s'étoffent, et les rires les ponctuent de plus en plus. Il est profondément réjouissant de se sentir appartenir à cette extraordinaire communauté de jeunes individus venant de partout dans le monde, et qui partagent au moins avec vous l'intérêt pour l'Inde. Je suis par contre un peu moins enthousiaste quant à nos contacts avec les étudiants indiens eux-mêmes : de notre côté comme du leur, des efforts sont faits pour lier connaissance, je ne pense donc pas que ce soit un problème d'ouverture d'esprit ou de froideur, mais les conversations tournent très vite dans le vide, et les relations restent superficielles. Je ne sais pas si cela va évoluer au cours de l'année, mais je le souhaite, évidemment ; nous passerions à côté de découvertes humaines assurément enrichissantes si nous restions constamment et exclusivement entre étudiants étrangers.

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Les cours ont commencé lundi à JNU. Pour l'instant, entre des professeurs proprement inaudibles, d'autres dont l'accent anglais me fait parfois penser qu'ils parlent hindi, et quelques meilleures expériences, mes impressions sont mitigées. J'attendrai, pour me prononcer, d'autant plus que, jusqu'à début septembre, je peux modifier ma liste de cours, abandonner ceux qui ne me plaisent pas au profit d'autres plus intéressants, et que je n'ai donc encore guère idée de ce à quoi ressemblera mon semestre, d'un point de vue académique.

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Les véhicules indiens, lorsqu'ils reculent, n'émettent pas les monotones sirènes que l'on connaît chez nous, mais de véritables musiques, au sens propre du terme. Il semble en être des avertisseurs sonores des voitures indiennes comme des sonneries de téléphones portables en France. Imaginez-vous une moto reculant en plein Paris sur fond de Johnny Halliday ou de neuvième symphonie de Beethoven, au choix?

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Samedi, avec Clémence - une de mes collègues françaises - et son copain allemand Henry - qui fait un stage dans un hôpital indien cette année -, je suis allé visiter la tombe d'Humayun, à Delhi. C'est un magnifique monument de pierre rouge et de marbre, sobre et symétrique, orné ça et là d'écritures coraniques. Humayun est un empereur moghol antérieur à Akbar. Sa tombe est considérée comme un avant-goût du bien connu Taj Mahal. Je n'en dis pas plus, je ne ferais que répéter inutilement les guides de voyage. Je dirai simplement que j'étais très fier d'avoir droit au tarif de "visiteur indien", grâce à ma carte de résident, ce qui m'a permis de ne payer l'entrée que dix roupies, au lieu de deux cent cinquante pour les "visiteurs étrangers", comprenez les touristes! Et puis je tiens à recommander les jardins entourant le monument. Ils sont élégants, frais, ombragés, parcemés de bassins entre lesquels l'eau circule par des rigoles, habités par ces adorables petits écureuils à rayures grises et brunes que l'on voit partout en Inde. C'est une promenade très agréable et reposante, pour oublier un moment la pollution et le bruit des rues de Delhi, qui, pourtant, courent à quelques mètres de là.

Du reste, la journée a été rendue d'autant plus agréable que nous sommes ensuite allés manger dans un restaurant du quartier musulman, et qu'un groupe de trois Musulmans - un Algérien, un Jordanien et un Brésilien, en voyage en Inde pour motifs religieux - ont insisté pour payer notre repas, sans même que nous leur ayons adressé la parole - tort qui a été réparé après leur geste généreux.
"Vous êtes dans un quartier musulman, vous êtes chez nous, c'est une fierté pour nous, nous vous devons l'hospitalité", nous ont-ils assuré en coeur.
Et, dans ce cadeau inattendu, je n'ai pu m'empêcher de voir le besoin ressenti par la communauté musulmane de prouver qu'elle n'est évidemment pas composée que d'obscurantistes terroristes hostiles aux "infidèles". En Inde, où le conflit avec le Pakistan autour du Cachemire ne s'est jamais éteint, et où les violences entre les communautés hindoue et musulmane rythment tragiquement la vie politique - il y a eu des attentats dans les trains de Mumbai il y a un mois -, ce message prend un écho particulier. On trouvera peut-être que j'exagère en interprétant ainsi le geste de nos hôtes, d'autant qu'ils n'étaient pas indiens, mais je suis sincèrement persuadé qu'il y avait un peu de ça, un peu de cette volonté, de la part de dignes représentants d'une communauté meurtrie autant que meurtrière, et inspirant la méfiance partout dans le monde, de montrer que le respect et la cordialité sont possibles, en toute simplicité, entre Musulmans et non-Musulmans. En Inde et ailleurs, l'Islam et ses croyants les plus dignes souffrent de la réputation que leur donnent les extrémistes qu'ils comptent parmi eux. A l'Institut du monde arabe de Paris comme dans un restaurant musulman de Delhi, auprès d'un vieux négociant algérien en pélerinage comme auprès d'un professeur d'arabe vantant les qualités littéraires du Coran, on ressent le mal-être des Musulmans du monde entier, on ressent leur besoin de montrer tout ce qu'il y a de beau, de noble et d'intéressant dans leur religion, dans leur culture. Et j'ai toujours été ému de voir à quel point il est facile de faire sourire un Musulman dès qu'on témoigne pour sa religion, pour sa culture, d'un intérêt sincère, débarassé des quelques préjugés auxquels se résume trop souvent la perception de l'Islam, dans le monde.

Enfin quelques photos!

La terrasse de l'appartement de Sonia, Dhruv et Marion, où je suis resté plus de deux semaines. Très agréable, surtout le soir. On peut aussi monter sur le toit, d'où j'ai pris les photos que j'ai postées il y a quelque temps.









L'India Gate, qui marque une extremite de Rajpath, les Champs-Elysées de Delhi - mais Champs-Elysées version basse, avec des jardins, non des commerces. Batiment elevé vers 1930.


Rashtrapati Bhavan, le palais presidentiel, marque l'autre extremite de Rajpath.
[Cliquez sur les photos pour les voir en taille maximale.]


6.8.06

Jeudi 3 août, 22h30

Véritables icônes de l'Inde, les "vaches sacrées", qui peuplent les routes en compagnie de quelques ânes et de beaucoup de chiens errants, maigres, sales, blessés et maladifs, illustrent bien le rapport qu'entretiennent les Indiens, ou du moins les Hindous, avec la nature. Anita m'en a dit un peu plus sur ces grosses bêtes noires, blanches, grises ou brunes, et bossues. (Anita est une femme indienne de trente-et-un ans, courte et ronde, originaire du Nord de Delhi. Elle est anthropologiste, elle étudie les tribus de l'Himalaya - et plus particulièrement de la région du Ladakh - parmi lesquelles elle passe plusieurs mois chaque année. J'ai eu la chance de la rencontrer, grâce à Dhruv.)

Anita m'a expliqué que les vaches appartiennent pour la plupart à quelqu'un. Cela m'a surpris : je m'étais imaginé, en les voyant errer ainsi dans les rues, qu'elles n'avaient pas de maître, et qu'elles arrivaient de nulle part, pour ainsi dire. En réalité, leurs propriétaires les laissent libres : toute la journée, elles se promènent selon leur gré, mangent ce qu'elles trouvent, dans les poubelles ou ailleurs, ou ce que les passants leur donnent, et, le soir, s'en retournent paisiblement chez elles. Elles connaissent leur adresse.

Dans cette façon de laisser les bêtes libres, ou de nourrir et d'abreuver les animaux sans se soucier de savoir à qui ils appartiennent - Anita m'a parlé de sa mère, qui, chaque matin, prépare une gamelle pour tous les chiens de son quartier -, se lit la proximité, l'affection des Indiens pour la nature. On sent, chez eux, une volonté plus forte que chez nous de vivre en communion avec la nature, même au coeur d'une agglomération tentaculaire comme Delhi.

Ceci, d'ailleurs, explique que Delhi soit une ville très verte, contrairement à ce à quoi je m'attendais et en dépit de problèmes d'eau - les coupures d'eau, comme celles d'électricité, sont d'ailleurs fréquentes, et durent parfois plusieurs jours. Certes, il faut voir dans les superbes gazons et jardins anglais un héritage colonial ; mais si les Indiens ont tenu à conserver ces espaces verts après l'indépendance, ce n'est pas tant en raison d'une quelconque nostalgie de l'époque de l'Empire des Indes, que parce qu'ils ont besoin d'être en contact avec la nature. Ainsi, les squares et les jardins, les buissons et les arbres, les fleurs et les pelouses sont partout présents dans le paysage de Delhi, atténuant son aspect étouffant.

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A Delhi, il n'y a pas que des vaches sacrées et des chiens errants, il y a aussi et surtout quatorze millions d'êtres humains, formant une population hétéroclite, qui, pour un étranger fraîchement arrivé du vieux continent, marque surtout par sa jeunesse. Que d'enfants, que d'adolescents, que de jeunes hommes dans les rues de Delhi!

Et les femmes? Elles sont invisibles, pour ainsi dire. J'ai l'impression de n'avoir vu de femmes que sur le campus de JNU, ou dans le quartier branché de Priya. Ailleurs, elles sont discrètes, si discrètes qu'on les remarque à peine, dans leurs saris pourtant colorés. Elles semblent se déplacer comme en un souffle léger, soucieux de ne pas soulever de feuilles mortes, et de ne pas contrecarrer le vent masculin. Et pourtant, elles sont bien là, ces femmes, même si, de fait, elles sont moins nombreuses que les hommes. Elles sont dans l'ombre, mais elles apparaissent derrière les grillages des portes des appartements, telles des gardiennes austères, telles des ménagères sévères parce qu'on est sévère avec elles. Elles travaillent, aussi, comme cette femme installée sur une charrette de bois dans une étroite rue boueuse, un boyau en fait, et à qui j'ai laissé mon linge - il n'y a pas de laveries en Inde, tout se fait à la main et tout se fait faire -, non sans l'impression de lâcher mes vêtements dans l'inconnu, non sans crainte de ne jamais les revoir. (Finalement, je les ai revus trois jours plus tard, à peu près propres et repassés. Le col de ma chemise blanche était jauni.) Oui, les femmes sont bien là, mais on ne les voit pas, ou si peu. A bien des égards, on lit l'Inde comme un livre ouvert, et le statut ambigu et délicat des femmes dans la société indienne se ressent à la moindre promenade dans les rues de Delhi.

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Samedi soir dernier, c'était la soirée d'accueil des nouveaux étudiants étrangers de JNU, organisée par la Foreign Students Association (FSA). Quelque part dans la jungle du campus, dans le local un peu délabré de la FSA, autour de quelques soft drinks et de chips, et par-dessus une musique que l'on aurait pu entendre dans n'importe quelle boîte de nuit parisienne, des étudiants venus du monde entier se sont rencontrés et ont dansé ensemble, dans une atmosphère extrêmement plaisante, chaleureuse et bon-enfant.

JNU compte beaucoup d'étudiants étrangers. Pour l'instant, c'est surtout à eux que j'ai eu affaire, plus qu'aux Indiens eux-mêmes. La FSA, en effet, est une petite communauté à elle toute seule, très conviviale et accueillante. Khaled et Paulus - Paul ou Paully pour les intimes -, les deux principaux responsables de l'association, sont venus vers mes collègues françaises et moi dès que nous avons mis les pieds sur le campus, nous ont un peu aidés dans les démarches administratives que j'ai déjà racontées, et nous ont très vite permis de rencontrer beaucoup de gens, de commencer à nous intégrer et à nous sentir bien à JNU.

Khaled est soudanais. C'est un grand jeune homme, toujours souriant, vous donnant de grandes tapes amicales dans le dos et prêt à vous venir en aide à n'importe quel moment. Paul est nigérian. Il étudie l'allemand à JNU. Dans un sourire, il se définit fièrement comme quelqu'un qui connaît tout le monde, et il faut lui concéder que c'est vrai. Paul a toujours quelque chose à vous proposer, un verre, une soirée, une rencontre, un coup de main. Il y a aussi Massud, l'Iranien trentenaire - qui doit faire de la recherche à JNU - à la voix caverneuse, et au ton un peu désabusé.

A la party de samedi soir, j'ai, donc, rencontré des étudiants d'un peu partout dans le monde. Il y a Christian, l'Allemand avec lequel j'ai très rapidement lié sympathie, et quelques autres Européens, notamment des Polonaises - lundi, j'ai aussi rencontré Axel, suédois, ainsi que Petra et Sandra, autrichiennes. Il y a quelques Américains. Toutefois, la très large majorité des étudiants vient d'Afrique - du Nigeria et du Soudan, donc, mais aussi du Zimbabwe, d'Angola, du Mozambique, d'Ethiopie, etc. - et plus encore de toute l'Asie, depuis le Moyen-Orient - la Palestine, la Syrie, l'Iran, entre autres - jusqu'au Japon, en passant par l'Asie centrale - l'Azerbaïdjan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan - et par les pays voisins de l'Inde - le Népal, le Bangladesh, le Bhoutan, la Chine.

Il y a quelque chose de formidablement dépaysant et enrichissant à rencontrer ainsi des étudiants de nationalités dont on trouve fort peu de représentants en France. Il y a quelque chose de fascinant à se demander comment tout ce monde peut se retrouver, par une belle soirée d'été, dans le local un peu glauque de la FSA, à JNU. Et il y a quelque chose de profondément enthousiasmant, quelque chose qui vous fait aimer l'Homme, à voir ces individus issus de cultures aussi diverses danser tous ensemble, chacun prenant son tour pour faire une courte démonstration à la manière de son pays, depuis les rythmes endiablés de Khaled jusqu'à la suave valse polonaise, en passant - hélas? - par mon French cancan volontiers grotesque, seule pitrerie dont j'ai été capable pour faire honneur à mon cher pays.

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Dimanche a été l'occasion pour moi d'une première excursion hors du quartier de Munirka et de JNU, que je n'avais pu quitter, occupé jusqu'alors par les diverses formalités administratives. J'étais content de pouvoir découvrir un autre quartier de Delhi.

Mes collègues françaises et moi avons pris le bus, plus lent mais moins cher et plus pittoresque que le rickshaw, depuis un arrêt dans JNU - où il circule comme partout ailleurs - jusqu'à la grande place ronde qu'est Connaught Place. Les bus indiens sont d'antiques carlingues, assez douteuses, mais agréablement peintes en blanc, bleu, jaune et vert. On y monte comme on peut, souvent alors que le bus roule déjà, on a de la chance si on peut s'y asseoir, on paie son ticket à un agent qui se faufile entre les usagers pour venir vous demander jusqu'où vous allez, et, une fois arrivé, on en descend, ou on essaie. Notre descente, en effet, a été un peu mouvementée : quelques arrêts avant le nôtre, un groupe de femmes qu'en France on aurait qualifiées de gitanes sont montées dans le bus, nous ont vus, et se sont assises autour de nous. Lorsque nous avons voulu descendre du bus, l'une d'entre elles s'est levée pour nous bloquer le passage, et les autres se sont agitées, créant une grande confusion. Une fois que nous avons été sur le trottoir, Marion s'est rendue compte qu'on lui avait dérobé son portefeuilles, et, en regardant le bus s'éloigner, nous avons compris l'objectif de l'agitation créée par le groupe de femmes, avec la complicité passive de l'équipage du bus. Marion n'a été dépouillée que de six cents roupies, nous nous en sommes très bien tirés.

A Connaught Place, nous avons pris le tout nouveau métro de Delhi. Il n'a rien à envier au métro parisien, au contraire : il est climatisé, et il apparaît plus propre, plus moderne.

Nous sommes remontés à la surface à Chandni Chowk, en plein Old Delhi - un quartier populaire et musulman. Nous nous sommes promenés dans Kinari bazar, qui, en fait de bazar, ressemble à un immense taudis, avec son dédale de rues étroites, sombres et sales, avec ses enchevêtrements de câbles électriques sur lesquels se promènent des singes, avec ses bâtiments aux façades délabrées et ses misérables échoppes. En temps normal, le quartier est si animé qu'on ne s'y faufile qu'avec beaucoup de peine, très lentement ; mais nous étions dimanche, la plupart des boutiques étaient fermées, et les ruelles les plus petites étaient calmes, désertes ou servant de terrain de jeu à des enfants de tous âges, toujours aussi souriants, insistant pour vous désigner fièrement leur maison, ne vous demandant rien qu'un peu d'attention, et s'illuminant si vous les photographiez.

Le point névralgique de ce quartier est, sur son petit promontoire, la Jama Masjid, la grande mosquée de Delhi. Nous l'avons visitée, pieds nus, comme il se doit. C'est un magnifique et vaste bâtiment rouge brique, avec des carrelages en marbre dans les espaces de prière, organisé autour d'une grande cour qui donne l'impression d'être un lieu de vie et de discussions, une sorte de forum à la romaine. Depuis le portique qui circule tout autour de la cour, et plus encore depuis les minarets ou les toits qui bordent les coupoles de marbre, s'offre une vue superbe sur Delhi, et notamment sur le Red Fort, qui n'est pas bien loin - mais qui fera l'objet d'une autre excursion, car le soir tombait lorsque nous sommes sortis de la mosquée, et que nous sommes rentrés, sur un rickshaw peu soucieux de la séparation de la chaussée en des voies distinctes, et qui nous a fait quelques frayeurs.

Au contraire de mes camarades, je n'ai pas fait de photos, j'ai d'ailleurs pris très peu de photos depuis mon arrivée à Delhi. En vérité, il y a plein de choses que j'aimerais photographier, mais je préfère attendre que le temps soit moins incertain, et je préfère éviter de me précipiter. Dans les instants de découverte, l'émerveillement rend fébrile, et conduit à "mitrailler" ; puisque je vais rester dix mois à Delhi, j'aurai sans doute l'occasion de retourner plusieurs fois dans Old Delhi, ou ailleurs, et il vaut mieux que je patiente, que je prenne un peu de recul, pour ensuite seulement appuyer sur le déclencheur, et ne photographier que ce qui en vaut le coup, ce que je retiens, ce qui me touche vraiment même une fois dépassé le stade de la première découverte. Voilà pourquoi ce blog est encore très avare en photos.

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Le début de cette semaine a été pour moi assez pénible. J'ai été malade - cela devait arriver - et je me suis lourdement traîné jusqu'à un rickshaw, lundi matin, pour aller consulter le médecin de l'ambassade de France, dans la cage dorée à l'élégance glaciale qu'est cette ambassade, comme beaucoup d'ambassades - c'est à se demander comment on peut représenter quoi que ce soit où que ce soit depuis un palais aussi impersonnel et contrastant aussi totalement avec le dehors. Le médecin, par contre, est excellent - et gratuit -, et m'a prescrit un traitement qui m'a rapidement remis en jambes.

J'ai ensuite essuyé quelque déconvenue dans ma recherche d'appartement, mais je ne m'étends pas sur ces péripéties, qui, en plus d'être désagréables à raconter, seraient dénuées de la moindre espèce d'intérêt, en ce qu'elles n'ont rien de spécifiquement indien. Du reste, j'ai fini, aujourd'hui jeudi, par trouver un appartement, et la fin de semaine s'annonce donc un peu plus sereine.

J'ai écumé beaucoup d'agences immobilières, à Munirka et à Vasant Vihar, avant de dénicher Sharma Estate, à Munirka Vihar Market, et de rencontrer Vikram. Les agences immobilières indiennes consistent la plupart du temps en un bureau exigu et obscur, qu'il faut connaître pour trouver. Ce n'est pas comme en France, où, en se promenant dans un centre ville, on finit toujours par tomber sur une grande vitrine lumineuse présentant dans de soigneux petits cadres des annonces illustrées. Ici, rien n'indique l'agence, si ce n'est un nom en Estate ou en Agency perdu dans la jungle des pancartes propre à chaque marché.

Une fois que vous êtes entré et que vous vous êtes laissé saisir par le violent écart de température infligé par une climatisation forcenée, vous tombez sur un homme bedonnant qui vous fait asseoir et qui vous écoute sans broncher. A force, le discours est rôdé, et répond aux questions de l'agent avant qu'il ne les pose :
'Bonjour, je m'appelle Julien, je suis un étudiant français au centre de sciences sociales de JNU pour un an - c'est un programme d'échange. Je cherche un appartement à proximité du campus, de préférence à Munirka, ou à Vasant Vihar. Toutes les tailles d'appartement m'intéressent, dans la mesure où j'envisage de me trouver un ou plusieurs colocataires à JNU, mais, quoi qu'il en soit, je ne veux pas que le loyer, ou ma part du loyer si l'appartement est suffisamment grand pour permettre une colocation, excède dix mille roupies par mois. Si l'appartement peut être meublé, même de façon rudimentaire - je n'ai besoin ni d'air conditionné, ni de télévision -, c'est bien.'

Lorsque vous avez fini, l'homme vous regarde un moment, comme s'il manquait de motivation, en se frottant le front ou le menton. Il réfléchit, et saisit son téléphone et passe une série de deux ou trois appels, en hindi. Puis, plus rien ne se produit pendant dix à quinze minutes : il attend, vous attendez qu'on le rappelle, assis bêtement dans son bureau sinistre. Cela pourrait aussi bien durer trois heures. C'est en général pendant cette attente que l'agent vous explique comment il travaille. Ils travaillent tous de la même façon :
'Si je vous trouve un appartement qui vous plaît, et que vous signez le bail, vous aurez à payer un mois de loyer d'avance au propriétaire, ainsi qu'un, deux ou trois mois de caution, et qu'un autre mois pour mon service.'
Ce fonctionnement, d'ailleurs, m'a préoccupé, dans la mesure où mon compte bancaire me fixe un plafond de retrait par semaine - ce qui, dans un pays où tout se paie cash, vous oblige à jouer l'équilibriste, lorsque vous avez tous les frais d'installation et d'inscriptions diverses à payer en même temps...

Finalement, l'agent reçoit des appels, et vous emmène, le plus souvent à pied, visiter des appartements. Le propriétaire est parfois là : c'est souvent un vieil homme sévère et suspicieux, visiblement fidèle à toutes les pesanteurs morales de la société indienne. En tant qu'occidental, vous éveillez immédiatement sa méfiance, et l'inquiétez franchement lorsque vous lui parlez de colocataires que vous ne connaissez pas encore. En général, une question survient très vite sur la mixité de la colocation, et sur les rapports affectifs entre les différents colocataires et colocatrices. C'est extrêmement pesant, et vous brûlez d'envie de lui dire que ce ne sont pas ses affaires, mais ce serait vous garantir le refus catégorique du propriétaire, au nom de sa respectabilité. Cependant, si vous mettez le propriétaire en confiance, il devient très vite très pressant, se met à exiger une réponse immédiate, et l'argent le lendemain.

J'ai visité des horreurs, notamment un garage soi-disant reconverti en chambre. En fait de reconversion, le propriétaire avait simplement installé une salle de bains dans laquelle je n'entrais pas debout, et disposé quelques meubles hideux. D'ailleurs, cela sentait comme dans un garage, et pour cause : une voiture trônait encore en plein milieu de la "chambre". J'ai aussi vu de magnifiques appartements, avec des balcons formidables - et de là viennent les déconvenues sur lesquelles j'ai dit que je ne m'étendrais pas, mais dont je tiens néanmoins à préciser qu'elles furent surtout liées à l'absence ou à la rétractation de colocataires.


Et puis, alors que je commençais à me décourager, je suis allé à la Sharma Estate, et j'ai rencontré Vikram. Vikram est un trentenaire bedonnant originaire du Rajasthan, à la coupe de cheveux très carrée, au visage gras et huileux, avec une dent absente au beau milieu de la mâchoire inférieure, et portant toujours une chemise ouverte sur une poitrine touffue. Il n'a jamais quitté l'Inde. Vikram est pressé, et pressant : il m'a expliqué qu'il travaillait dans le présent, dans le concret, il m'a demandé de préciser ma recherche - j'ai finalement renoncé à des colocataires, il est trop complexe de trouver à la fois un appartement et des personnes pour le partager -, et m'a dit qu'il avait besoin que je lui donne, après chaque visite, une réponse catégorique.

Cependant, Vikram, même s'il "fonctionne" comme tous les agents immobiliers indiens, a au moins le mérite d'être efficace : c'est lui qui a trouvé l'appartement de Dhruv, Sonia et Marion - où je loge depuis mon arrivée -, c'est aussi lui qui a trouvé un logement à au moins deux des étudiants de Sciences Po partis à JNU les années précédentes. Cela m'a aidé à lui faire confiance. Du reste, Vikram est sympathique, et vous vous sentez vite comme son ami. Deux jours de suite, hier et aujourd'hui, il m'a emmené, dans sa voiture Tata, visiter de nombreux appartements. Pendant les trajets, ponctués de klaxons et d'incessants appels sur l'un ou l'autre de ses téléphones, nous avons beaucoup discuté, de l'Inde, de la France, de tout et de n'importe quoi. Il m'a appris un certain nombre de choses sur l'hindouisme. Il semble assez dévôt, et ne passe jamais devant un temple dédié à Hanuman, Vishnu ou Krishna sans ralentir, esquisser un geste respectueux, et prononcer un "Yo!" qui doit valoir un "Amen". Nous avons ri, aussi. En passant devant le Mac Donald's de Priya, le premier jour, alors que le soleil se couchait, Vikram m'a regardé avec un sourire d'enfant, et, en me désignant ce qu'il a qualifié d'ambassade américaine, m'a dit que son travail était aléatoire, qu'il ne savait jamais quand des clients allaient venir le voir, et que, de ce fait, il n'avait pas encore déjeuné. Et, me tendant un billet de cinq cents roupies, il m'a demandé d'aller lui chercher un Mac Do et d'en profiter pour prendre quelque chose pour moi. Ainsi, j'ai mangé mon premier Mac Do indien, et goûté le Chicken Maharaja, sorte de Big Mac au poulet avec une sauce un peu relevée, dans le bureau climatisé de Vikram, en parlant de football, et, bien sûr, de Zidane. Le lendemain, aujourd'hui, cela a été mon tour de lui offrir le Mac Do, devant lequel nous sommes mystérieusement repassés, et demain, ce sera de nouveau à lui, pour fêter notre réussite commune.

Car, en effet, nous avons fini par me trouver un appartement, à Munirka DDA Flat, à trois rues de celui de Dhruv, Sonia et Marion. Il y a deux pièces, la première avec une cuisine dans un coin, la seconde donnant accès à un petit balcon, et une salle de bains. C'est assez lumineux - le carrelage blanc y est pour beaucoup - et assez propre. Je pense que je m'y plairai bien, lorsque je m'y serai installé. Je récupère l'appartement ce week-end, et je n'aurai plus qu'à le meubler. Le loyer mensuel est de huit mille roupies, plus les charges, ce qui équivaut à environ cent soixante euros. J'espère que je n'aurai pas de mauvaise surprise.

Quoi qu'il en soit, je vais donc enfin avoir un chez-moi indien. Et, d'ailleurs, après deux semaines passées à Delhi, je commence à bien connaître Munirka, JNU, Vasant Vihar et Priya, je commence à avoir mes habitudes chez tels commerçants, ou dans tel cybercafé perché sur une colline boueuse et sale surmontée de constructions de fortune, je commence à avoir mes repères, je commence à réaliser que je vais vivre ici pendant dix mois ; bref, je commence à me sentir un peu chez moi en Inde.