29.7.06

Vendredi 28 juillet, 22h30

Cette semaine a été consacrée à l'inscription à JNU. On nous avait promis un parcours du combattant, nous n'avons pas été déçus.


Il a d'abord fallu lever le doute quant à notre statut. Les années précédentes, les étudiants de Sciences Po à JNU étaient des casual students - des auditeurs libres. Ils échappaient alors à presque toute obligation : ils suivaient les cours qu'ils voulaient, n'avaient pas de contrainte d'assiduité - ce qui leur permettait de partir en expédition et de voir du pays - et pouvaient ne pas passer les examens. Mes camarades et moi avons d'abord cru que nous jouirions des mêmes avantages. Cependant, peu après que Sciences Po nous ait informés que nous partirions en Inde comme nous en avions exprimé le voeu, nous avions reçu un document selon lequel nous releverions d'un nouveau statut, à l'intitulé obscur : SSP, Student Supervised Package. Ce statut nous avait été présenté comme étant la condition exigée par JNU pour accueillir davantage d'étudiants de Sciences Po que les années précédentes. Avant même notre départ, pour nous pré-inscrire à JNU, nous avions alors dû faire un choix de cours parmi des possibilités relativement restreintes. Nous avions tous sélectionné les mêmes matières - hindi, littérature indienne, étude de la société indienne - dans l'optique d'en apprendre le plus possible sur le pays dans lequel nous vivrions pendant un an. Or, la lettre de confirmation de JNU que nous reçûmes quelques semaines avant notre départ mentionnait que nous étions casual students.

Ainsi, lorsque nous avons commencé à nous inscrire à JNU, nous avons voulu le faire en tant que casual students - cela nous plaisait davantage que ce SSP sorti d'on ne sait où. Ce n'est qu'alors que nous avions débuté les démarches que nous avons appris que nous devions finalement bien être en SSP. Cette confusion a été le premier élément un peu fastidieux de notre inscription.


Le second élément qui nous a considérablement freinés a été le certificat médical du Health Centre de JNU. En France, il est vraisemblable que nous aurions pu nous contenter d'une brève visite chez un médecin de quartier. En Inde, obtenir ce certificat a relevé du chemin de croix. C'est à peine fini que j'en ris déjà, comme d'une mésaventure qui, sitôt qu'elle est un souvenir, devient amusante, mais qui ne l'était pas sur le coup. Nous étions au bloc administratif de JNU, en train de compléter quelques formulaires répétitifs, lorsqu'on nous a demandé d'aller au Health Centre et d'en revenir avec le fameux certificat. Nous faisons le trajet, à travers la jungle du campus. Une fois, un bon kilomètre. Nous arrivons au Health Centre, un peu crasseux, un peu douteux, et d'une atmosphère étouffante. Après avoir fait deux ou trois bureaux, nous tombons sur un médecin qui nous explique qu'il ne peut pas nous examiner s'il n'a pas un mot de l'administration le requérant. Nous retournons donc au bloc administratif - deuxième trajet - et patientons une bonne demie-heure dans le bureau d'un responsable de je-ne-sais-quoi, qui étudie ensuite notre cas comme s'il s'agissait d'un problème mathématique resté sans solution depuis des siècles, en croisant les bras derrière son dos et en se penchant en arrière sur son siège. Son intense réflexion est interrompue tantôt par des coups de téléphone dans lesquels il passe du sourire à l'agressivité, tantôt par des gens qui viennent lui faire signer des papiers sur lesquels il ne jette pas un oeil. Je commence à me dire que nous aurions dû faire de même, lorsqu'il finit par se décider à écrire trois lignes de recommandation à l'intention du médecin. Nous repartons vers le Health Centre, troisième trajet. Là, nous passons encore dans deux ou trois bureaux pour remplir une misérable fiche, et nous nous présentons à l'examen, auprès d'une femme docteur franchement peu accueillante. Elle prend notre pression, nous pose quelques questions sommaires, nous envoie dans une salle voisine passer un test de vision quant à la fiabilité duquel j'émets les plus grands doutes. Puis, notre docteure nous dit qu'il nous faudra subir une prise de sang, le lendemain. Nous commençons à être un peu surpris.

Le lendemain, mardi, nous revenons donc de bon matin. La faute, cette fois, est nôtre : nous avons oublié de venir à jeûn, et la prise de sang est reportée au lendemain. On nous explique en outre qu'il faut aussi que nous allions faire une radiographie de notre thorax, dans un hôpital à l'extérieur de JNU. De plus en plus étonnés, nous prenons un rickshaw, allons à l'hôpital Holy Angels à Priya, faisons ces radios, qui, ô surprise!, ne décèlent aucune tuberculose dans nos poumons. Le lendemain, ce matin, nous retournons à jeûn au Health Centre, que nous commençons à bien connaître. On nous fait une prise de sang, on nous demande un échantillon d'urine, puis on nous dit qu'il faut désormais que nous mangions et que nous revenions à onze heures, pour une seconde prise de sang visant à établir la concentration plasmique de sucre lors de la digestion, ou quelque chose comme ça. Lorsque nous revenons à l'heure dite :
'A quelle heure avez-vous mangé?'
'A neuf heures trente, juste après la première prise de sang.'
'Il faut attendre deux heures, revenez dans une demie-heure.'
Nous patientons une demie-heure dans ce dispensaire où il fait une chaleur épouvantable, et où, d'ailleurs, survient une panne. Nous faisons la deuxième prise de sang. Le médecin auquel j'ai affaire pour cela me demande, en m'enfonçant son aiguille dans le bras, ce que je pense de Zidane. Ma réponse a dû lui paraître un peu crispée. On nous dit ensuite de revenir chercher tous les résultats deux heures plus tard. Nous arrivons avec une dizaine de minutes de retard. Les docteurs commencent par refuser de nous dresser le certificat, car la pause déjeuner est pour dans dix minutes. Nous insistons, exaspérés, et finissons par les convaincre de rédiger le précieux papier. Un assistant nous accompagne ensuite dans un shopping complex voisin du Health Centre pour y photocopier le document si difficilement obtenu. Et enfin nous le tenons, ce Graal. Il se résume à deux lignes : "l'étudiant XX est en bonne santé et ne porte pas de maladie contagieuse. Il peut s'inscire à JNU." Une signature, un cachet pompeux. Voilà tout.

Je ne prétends pas que ce certificat, avec tout ce qu'il nous a fallu faire pour l'obtenir, soit totalement absurde. La situation sanitaire de l'Inde étant ce qu'elle est - la tuberculose est encore une réalité en Inde -, une telle minutie se justifie sans doute dans le cas des étudiants locaux, même si nous n'avons pu nous empêcher de nous demander si nous n'étions pas plutôt en train de passer un examen de santé pour devenir pilote de ligne sur Air India - tout en espérant, pour la sécurité des voyageurs, que les pilotes de la compagnie soient soumis à un test de vision autrement plus rigoureux. Ce qu'il y a de cocasse, dans cette histoire, c'est le mélange très kafkaïen de cette minutie obstinée, de cette volonté d'exhaustivité, du sérieux extrême des formalités et des apparences, avec la vétusteté du matériel et du bâtiment, le caractère douteux de certains tests, et la dimension aléatoire, presque improvisée, de la réalisation concrète des démarches. En somme, tout cela s'est apparenté à une farce se prenant au sérieux, même si, pour rétablir un jugement plus juste, je m'empresse d'ajouter que l'Inde a des médecins extrêmement compétents et des hôpitaux excellents - à tel point que des Américains viennent s'y faire soigner. Si j'ai raconté dans le détail cette anecdote au risque de paraître condescendant, c'est parce que je crois déceler dans la dimension à la fois cocasse et fort sérieuse de l'obtention de notre certificat médical une tendance très fréquente en Inde, et qui caractérise sans doute, d'une manière d'ailleurs finalement très touchante, les immenses progrès qu'un pays miséreux fait pour se développer. La farce, c'est la transition, lorsque la modernité naissante se superpose à des relents d'un autre âge, qui, forcément, frappent davantage l'oeil de l'habitant privilégié d'un pays privilégié.


Une fois le certificat médical obtenu, il a fallu payer les frais de scolarité, et cela a encore été toute une histoire. Pour le premier semestre, nous devions payer quatre cents euros, ou cinq cents dollars - deux sommes dont l'égalité paraît déjà approximative. Le problème est qu'en Inde, ce sont des roupies qu'on manie - eh oui, ces bonnes vieilles roupies qui portent le visage de Gandhi! Or, les Indiens semblent être plus conscients de l'existence des roupies lorsqu'il s'agit de recevoir un paiement que lorsqu'il s'agit de dire à combien s'élèvent des frais de scolarité. En d'autres termes, on peut légitimement se demander pourquoi les documents de JNU ne mentionnent même pas le montant des frais dans la monnaie qui a cours sur le territoire... Comme nous n'avions que des roupies, nous avons demandé à un employé de nous indiquer la somme à verser dans cette devise. Après quelques instants d'hésitation, il nous a répondu un nombre, qu'il semblait avoir tiré au hasard, et qui nous a tout de suite paru douteux. Nous avons protesté, et nous sommes finalement arrivés à convaincre l'homme d'appeler une banque pour obtenir un change plus précis. Le montant qui nous a alors été communiqué était en effet inférieur de cinq mille roupies au nombre précédemment inventé... La liasse de billets que nous avons dû donner a tout de même été impressionnante, et a fait l'objet d'un recomptage nettement plus minutieux que les opérations précédentes, effectué par un individu obstiné, mais qui semblait avoir fait des études de taillage de moustache plutôt que de calcul mental, car j'ai dû lui expliquer longuement que trente coupures de cent roupies font trois mille roupies. Et, sur-ce, nous nous sommes retrouvés avec un reçu attestant que nous avions payé la somme dûe.


Les choses sérieuses ont alors pu commencer. Nous avons dû remplir un formulaire en quatre exemplaires, puis le faire signer en quatre bureaux différents, parcimonieusement répartis sur l'ensemble du vaste campus, puis refaire le tour des quatre mêmes bureaux afin de laisser à chacun d'entre eux un des exemplaires du document désormais signé par tous... Dépaysant circuit! Les bureaux des administrations de JNU ressemblent à des vieux greniers. Le mobilier est rouillé, bancal, sale, obsolète - il y a encore des machines à écrire qui semblent avoir parcouru plusieurs fois la distance Terre-Lune en paperasseries tant elles paraissent antiques. De grands ventilateurs brassent l'air, qui, cependant, sent le renfermé et la poussière. Le plus petit bureau - et Dieu sait qu'il y en a! - est occupé par au moins cinq employés, si le terme "occupés" correspond à l'activité en vérité peu frénétique des dits-employés. En général, ces derniers sont très gentils, vous regardent avec douceur, mais parlent peu l'anglais, ne savent pas ce qu'ils doivent faire, ne comprennent pas qui vous êtes ni ce que vous avez à les déranger pendant leur intense réflexion, et froncent les sourcils lorsqu'on leur parle de SSP, comme s'il s'agissait d'une nouvelle théorie de la physique quantique. Finalement, après un conciliabule de plusieurs minutes entre eux, ils vous renvoient vers un autre bureau d'où l'on vous renverra vers eux, mais avec un paraphe supplémentaire sur le papier, paraphe qui les autorise, enfin, à appliquer lourdement un tampon sur le document et à vous le tendre fièrement. Voilà comment une journée s'écoule, du moins jusque vers quinze heures trente. C'est l'heure à laquelle je suis arrivé dans un dernier bureau, aujourd'hui, pour y tendre à un homme bedonnant un dernier formulaire. Le regard de l'homme a voyagé plusieurs fois de mon visage au document et du document à mon visage. Puis, l'homme m'a demandé qui m'avait donné ce papier - c'était lui-même, une heure plus tôt, je revenais avec les signatures et les tampons requis. L'homme m'a encore regardé, a posé ses lunettes sur son bureau crasseux, s'est frotté le front pendant trente secondes et m'a dit dans un sourire, en remuant ses mains au-dessus de son crâne :
'Des fois, l'esprit est encombré, et on ne comprend plus rien. Faites une chose : revenez me voir lundi.'
Je reviendrai donc lundi, chercher cet ultime tampon, cette ultime signature... Avant les inscriptions pour le second semestre.

Pendant ce temps, toute la journée, des adolescents misérables vont de bureau en bureau, pour apporter aux employés leur tasse de thé au lait, qu'ils prennent sans un regard pour le serveur. Je savais que les enfants, en Inde, travaillent plus souvent qu'ils ne vont à l'école, mais il y a quelque chose de profondément scandaleux à ce qu'une université aussi prestigieuse que JNU, lieu de savoir et d'ouverture d'esprit s'il en est, fasse travailler dans ses cuisines et ses cafétérias des enfants en âge d'aller à l'école, précisément. Lorsqu'on veut s'adapter à l'Inde, lorsqu'on veut apprendre à l'aimer, il y a bien des choses que l'on accepte de tolérer et d'endurer quand bien même elles heurtent nos standards occidentaux : par exemple, en dépit du ton des lignes qui précèdent, je ne veux pas me plaindre du caractère ubuesque de l'inscription à JNU, et mes collègues et moi sommes restés calmes et patients quand nous aurions explosé de colère en France ; mais l'emploi d'enfants par une université est un trait trop violemment scandaleux pour être ainsi toléré dans un "peu importe, c'est l'Inde", trop choquant pour être relégué au rang des "défauts sympathiques de l'Inde", surtout lorsque l'on voit des centaines d'adultes ne servir à rien et croupir sur une chaise défoncée.

*

La mousson a commencé mercredi. Il a plu presque continuellement ce jour-là et le suivant, d'une grosse pluie pénétrante. Il a fait grand soleil aujourd'hui, mais la mousson n'est pas terminée, il peut pleuvoir un mois entier. Le phénomène connaît une intensité et une durée variables ; parfois, il ne pleut pas de toute une année à Delhi. Selon Dhruv, la mousson 2006 s'annonce généreuse.

Mes camarades et moi préfèrerions ne pas avoir à affronter des averses trop fréquentes, d'autant que la fraîcheur qu'elles apportent est toute relative, et qu'en vérité Delhi s'apparente ces jours-ci à un gigantesque hammam boueux. Cependant, là encore, c'est une vision égoïste, une vision occidentale : il faut voir le bienfait extraordinaire de ces litres d'eau, attendus des mois, et soudain déversés sur la terre indienne, et sur son peuple soumis encore à une insalubrité épouvantable - insalubrité permanente et générale, qui s'impose comme une des impressions dominantes que je retire de l'Inde. La pluie, en Inde, est une fête ; elle semble tout laver - et elle annonce malgré tout des températures moins accablantes. D'ailleurs, la jungle du campus était magnifique aujourd'hui, sous le soleil suivant les deux jours d'averses : la pluie a réveillé d'enivrantes senteurs florales, elle a révélé les couleurs. Les verts paradent au-dessus de troncs luisants ; et les roses, les jaunes, les blancs sont éclatants.

Oui, la pluie est une fête. Sur le trottoir du rond-point au bidonville, que l'on trouve en allant de Munirka à Priya, un enfant en haillons, couvert de saleté, dansait, bondissait en balançant son corps, tandis que les premières gouttes heurtaient la bâche de mon rickshaw dans un clapotement d'abord timide, puis régulier. Cet enfant avec sa danse, comme les arbres du campus avec leurs déploiements de couleurs, fêtait la pluie. Et, à Priya où nous étions pour faire les radiographies nécessaires à notre certificat médical, le jeune tenancier du petit restaurant installé sur une charette, où nous avons déjeuné de riz et de haricots, la buvait à pleine gorge, lui, cette pluie si précieuse.

*

Avec toutes les formalités et la recherche d'appartement qui m'occupent, je n'ai encore rien vu d'autre que Priya, Munirka et JNU. J'ai hâte, d'ailleurs, d'être enfin totalement posé, et d'avoir plus de temps pour pouvoir me lancer dans des excursions plus ambitieuses, aussi bien à Delhi que dans le reste de l'Inde.

Cependant, je commence à vraiment bien connaître mon quartier. Il faut dire que je vais presque quotidiennement à Munirka Market. Je m'y rends dès que j'ai une course à faire, dès que je dois racheter des crédits téléphoniques, des bouteilles d'eau minérale ou des féculents - éléments omniprésents de mon alimentation depuis mon arrivée.


Ce soir, ainsi que je me l'étais promis, je suis retourné voir le jeune marchand au sourire extraordinaire, celui auquel j'avais acheté quelques bananes la semaine dernière. Ses fruits de toutes les couleurs luisaient à la lueur d'une ampoule nue, autour de laquelle gravitaient quelques insectes. Au niveau exact de son étalage, de l'autre côté de la grande route qui va vers Priya, se dresse, impeccable, le bâtiment le plus moderne que j'aie vu à Delhi : on le croirait échappé du quartier parisien de la Défense, et une sorte de pyramide de verre, comme celle du Louvre, y fait office de hall. Ce bâtiment abrite les bureaux de quelques grandes compagnies étrangères. Ici, on est riche, on est occidentalisé, on parle anglais ; de l'autre côté de la route bruyante et chaotique, mon vendeur, lui, ne parle toujours pas un mot d'anglais, il est misérable, il n'a jamais quitté l'Inde, et n'est même sans doute jamais sorti de Delhi.

Dès qu'il m'a vu, il m'a décoché son sourire face auquel le plus austère des hommes fondrait tel un sucre, et m'a serré la main. Je pense qu'il m'a reconnu - les Occidentaux ne courent pas les rues à Munirka Market, je n'en ai jamais croisé. Je lui ai dit "Namasté" - bonjour en hindi - en joignant les mains devant mon visage et en m'inclinant légèrement, comme font les Indiens. Il m'a répondu en faisant le même geste, avec beaucoup de déférence. Je lui ai demandé trois mangues et un gros melon jaune, il m'a proposé de prendre autre chose en plus, comme la fois précédente, et comme la fois précédente j'ai refusé. Ce-faisant, dès qu'un autre client s'avançait vers son étalage, il s'occupait de lui et me reléguait à plus tard - sans doute avait-il compris que je ne lui en voudrais pas. Notre transaction a, ainsi, été plusieurs fois interrompue, mais, peut-être pour me faire patienter, ou pour m'amadouer un peu plus, il m'a offert une banane après l'avoir soigneusement épluchée. Ce geste, à la fois si simple et si inouï pour moi, m'a laissé abasourdi, et je me suis retrouvé tout bête, à manger cette banane, en attendant patiemment. Finalement, mon vendeur en ayant fini avec ses clients indiens, j'ai pu le payer - je pense qu'il m'a arnaqué de plusieurs dizaines de roupies mais je n'y ai pas fait trop attention. Avant de partir, je me suis désigné du doigt et j'ai dit "Julien", puis je l'ai désigné lui et il a dit "Avral" en souriant encore. Puis il m'a de nouveau serré la main, et je me suis éloigné.

Dhruv dit que les Indiens sont hypocrites. Il est évident qu'il y a - outre, peut-être, un certain émerveillement pour moi l'Occidental, moi le riche - beaucoup d'intéressement dans le comportement d'Avral à mon égard, dans ses sourires et dans sa douceur : il faut m'attendrir, moi l'Occidental, moi le riche, pour que j'en oublie de négocier, et pour que, même arnaqué une fois, deux fois, je revienne, et revienne encore. Cependant, il est difficile de croire qu'un tel sourire puisse n'être qu'hypocrisie, tant il est beau. Bien plus, je vous assure que la sensation provoquée par ce sourire est tellement aérienne qu'elle vous transporte au-delà de ces considérations, et que la question de savoir si le sourire est hypocrite ou intéressé ne vient même pas à l'esprit. Peut-on comprendre cela, ailleurs qu'en Inde? Peut-on comprendre l'émotion limpide et innocente qu'un simple vendeur de fruits peut susciter? Peut-on comprendre qu'elle n'entre pas dans la classification des sentiments que l'on connaît chez nous? Je pense que je ne l'aurais jamais compris, si j'étais resté en France.

Quoi qu'il en soit, je retournerai encore voir Avral. Il y a bien peu de mots que nous partageons, entre mon hindi inexistant et son anglais guère plus présent. Pourtant, par les sourires, les regards et les gestes, la communication fonctionne, venant prouver que deux êtres humains, d'où qu'ils viennent et quelle que soit la distance matérielle et culturelle qui les sépare, finissent toujours par se comprendre. Ce n'est pas une grande découverte, les communications historiques entre les peuples nous l'ont enseigné depuis longtemps, mais en faire soi-même l'expérience, sur un marché misérable noyé dans la folie indienne, est une aventure unique, une aventure qui vous bouleverse au-delà de ce qui est imaginable.

*

A Munirka, je n'ai eu affaire à aucun mendiant. C'est sans doute un quartier trop purement indien et insuffisamment riche pour attirer ceux qui n'ont rien. Cependant, au cours de quelques trajets en rickshaws, j'ai été sollicité par des quémandeurs, et c'est toujours une expérience profondément marquante, qui me hante et que je n'oublierai peut-être jamais.

Les mendiants attendent que les feux de circulation passent au rouge pour se précipiter vers les véhicules qui leur semblent prometteurs, c'est-à-dire les belles voitures ou les rickshaws transportant des étrangers. Ils font alors preuve d'une insistance qui ne prend fin que lorsque le feu repasse au vert, une insistance qui vous étouffe implacablement. A chaque fois, je suis terrassé, je me sens si impuissant, si monstrueusement riche face à ces enfants vêtus de rien et dépourvus de tout, face à ces mères au visage grave qui portent leurs nourrissons, face à ces hommes qui étalent leurs plaies hideuse et leur infirmité insupportable.

Je me souviendrai de cet homme, avançant les jambes croisées, se soulevant sur ses bras, sur le goudron, dans les peaux d'échappement, au milieu de voitures qui sans doute ne le voyaient même pas. Il n'a même pas eu le temps d'arriver jusqu'à mon rickshaw avant que le feu ne repasse au vert et qu'il doive s'enfuir vers le trottoir. Je me souviendrai de ce garçon, de cinq ans peut-être, posant sa petite tête sur mon genou, puis sur mon pied, et se relevant enfin pour me mimer l'action de manger. Je vous assure que lorsqu'un enfant en haillons s'humilie ainsi devant vous, lorsqu'il baise vos pieds, vous ne vous sentez pas le maître de l'univers, vous vous sentez moins que rien.

En principe - mais c'est un principe que l'on apprend bien vite à relativiser devant le poids écrasant de la misère à laquelle on est confronté -, il faut éviter de donner de l'argent, dont l'utilisation ne sera pas celle qu'on aurait souhaité pour ces êtres misérables. Il est préférable de donner de la nourriture, mais encore faut-il en avoir sur soi. Et puis, surtout, encore faut-il trouver la force, l'énergie de bouger alors que vous êtes figé, médusé. J'ai quand même voulu, j'ai profondément voulu donner quelques roupies à un mendiant, et je n'ai pas pu, je n'ai pas été capable de tendre la main vers mon portefeuille. Peut-être serai-je moins faible la prochaine fois, peut-être est-ce une question d'habitude, mais peut-on, doit-on s'habituer à de telles visions?


Le sourire d'Avral est beau, mais Avral est à peine moins pauvre que ces mendiants, et, derrière son sourire, c'est aussi toute la misère indienne qui apparaît.

23.7.06

Premieres photos


















Coucher de soleil a Munirka DDA Flat.
Photos prises depuis le toit de notre appartement, le 22 juillet
Dimanche 23 juillet, 13h

Mes collègues et moi avons déjà eu l'occasion de nous rendre deux fois à Jawaharlal Nehru University (JNU, prononcer djainiou), où nous étudierons et où nous essaierons de nous inscrire à partir de demain - pour l'instant, nous sommes dans le plus grand flou quant au statut, aux obligations et aux cours que nous aurons.

Le campus en lui-même vaut le détour : c'est une immense jungle, où ce cotoient des espèces très diverses, aussi bien animales que végétales. Ainsi, plus de trois cents variétés d'oiseaux sont répertoriées. Je suis incompétent en ornithologie, mais j'ai quand même su reconnaître un paon, perché sur un arbre. C'est, paraît-il, l'oiseau national. Cette nature luxuriante est sillonnée par une grande route goudronnée sur laquelle circulent motos, rickshaws, bus et voitures, et par d'autres voies au revêtement plus aléatoire. Lorsqu'on les suit, on s'aperçoit très vite que le campus comme une sorte de ville très dispersée : on y trouve tout ce dont on peut avoir besoin pour vivre, dans des "shopping complexes" qui semblent avoir été semés au hasard dans la jungle. Ainsi, certains étudiants, logeant dans les hostels de l'université, ne sortent jamais du campus. Je trouve cela un peu triste, mais c'est davantage une question de moyens que de choix, pour la très grande majorité des étudiants, dont certains vivent avec quelques dizaines de roupies par semaine : sur le campus, tout est moins cher.

Accentuant l'impression que JNU est une ville dans la ville, les magnifiques affiches syndicales peintes à la main - les affiches imprimées étant interdites -, sont le signe le plus omniprésent de l'activité des étudiants, comme si c'était à JNU que se décidait l'avenir d'un pays entier. "Everything is political in JNU", selon une formule consacrée. Dans les faits, JNU est très marquée à gauche : ce sont les syndicats marxistes et altermondialistes qui paraissent les plus visibles, même si la droite modérée et le nationalisme hindou sont aussi représentés. Sous l'effet de ce tiraillement entre les extrêmes, les élections syndicales déchaînent les passions et sont le moment fort de l'année : les cours sont suspendus les jours de vote, le comptage des voix et la proclamation des résultats donnent lieu à une grande fête.

Le campus est déjà animé ; j'ai hâte de voir ce que cela donnera lorsque les cours auront commencé.

*

Lorsqu'on s'est promené dans les chemins qui sillonnent Munirka, on n'a encore rien vu. Il faut se rendre à la limite du quartier, à Munirka Market. Toutes les impressions y sont décuplées, centuplées. Les rues sont étroites et grouillantes. D'un côté de la main road par laquelle on peut se rendre à Priya, on trouve des tailleurs, des marchands de meuble, des épiceries, des magasins d'électronique ou de téléphones, des laveries. De l'autre côté se succèdent des marchands de fruits et légumes, souvent jeunes, toujours miséreux. Nous avons fait quelques courses. J'ai acheté vingt roupies un régime de petites bananes - quelque chose comme une roupie par banane. Pour le coup, je n'ai pas osé négocier. Le vendeur, un adolescent, paraissait trouver absurde que je ne lui prenne que des bananes, sans doute un de ses produits les moins chers. Il insistait tant bien que mal pour que j'achète autre chose. Evidemment, il ne parlait que l'hindi ; évidemment, je ne comprenais pas, et il le voyait bien, mais il continuait à me parler, sans répit. J'ai résisté, non sans peine, et sans parvenir à m'éloigner de son pauvre étalage. J'étais fasciné par son regard, son sourire un peu triste mais si beau, qu'il n'abandonnait jamais. Finalement, je suis parti ; peu rancunier, il m'a serré la main. Je me suis promis que je reviendrais le voir.

Munirka Market est sans doute, dans tout ce que j'ai vu pour l'instant, ce qui s'approche le plus d'une certaine idée que l'on pourrait se faire de l'Inde authentique. Cependant, je ne doute pas une seconde que je suis loin d'être au bout de mes surprises.

*

La chaleur est parfois difficile à supporter - je ne sais pas si l'on peut s'y faire, puisque je vois qu'elle fait même transpirer. Heureusement, dès septembre, la température devrait s'abaisser, et les mois d'octobre à mars seront plus frais, voire froids. Il fait 0°C à Delhi, la nuit, en hiver. J'ai peine à l'imaginer en ce moment.

Ces jours-ci, je transpire continuellement. Lorsque je me réveille le matin, ma joue est collée contre l'oreiller, mes cheveux plaqués sur mon front. Lorsque je ne fais rien, la sueur perle à mon front ; lorsque je marche, elle tombe à grosses gouttes en me chatouillant le nez. Il n'y a guère que lorsque je suis sous le misérable jet de ma douche froide - tiède, en réalité, car l'eau ne peut pas être froide - que je ne transpire plus. Sitôt que j'en sors, le seul fait de devoir m'essuyer avec ma serviette recommence à me donner chaud. Les crèmes solaire et anti-moustique dont je dois me tartiner, en bon occidental, accentuent encore mon impression d'avoir la peau constamment humide et grasse.

J'essaie d'éviter de m'en plaindre. Ce n'est pas facile.

*

Dans l'appartement où je loge pour l'instant, outre les quatre Françaises, il y a un couple, composé de Sonia, une étudiante espagnole en stage dans son ambassade, et de Dhruv, un Indien.

Dhruv est extraordinaire. Il a étudié les grandes religions et la philosophie, notamment celle des penseurs français, de Sartre.
'En France, nous raconte-t-il un soir sur la terrasse de l'appartement, il y a beaucoup de philosophes, parce que les gens ont le temps de réfléchir à autre chose qu'à la façon dont ils pourront gagner leur vie. En Inde, il n'y a pas de philosophe, parce que les gens travaillent sans cesse, mais il n'y a pas pour autant moins de sagesse.'

Désormais, Dhruv travaille dans la mode, pour des grandes marques, comme Figaret ou Dior. Cela l'amène à voyager, surtout à Hong Kong et en Europe, il connaît très bien la France, où il a vécu, et d'autres grandes villes du vieux continent. Il parle parfaitement français, anglais, il doit aussi maîtriser l'espagnol. Il vit comme les jeunes Européens, il aime sortir le soir, il boit du vin, il soigne son apparence physique. Il est aussi occidentalisé qu'il est possible de l'être.

Toutefois, son identité indienne est très forte. Il est né dans le Penjab. Lorsqu'il avait six ans, son père l'a confié à un vieux sage, en compagnie duquel il est resté dans les montagnes, pendant quatre ans, sans voir qui que ce soit d'autre, même pas sa famille, et sans aller à l'école. Quatre ans de silences imposés, de contemplation, de méditation.
'A dix ans, lorsque je suis redescendu de la montagne, je ne connaissais rien, mais j'avais appris beaucoup.' Il avait appris, nous explique-t-il, la valeur de chaque chose, jusqu'au plus petit caillou, 'celui que tu méprises et ignores jusqu'à ce que tu marches pieds nus sur le sol et qu'il t'écorche le pied'. Il avait appris la valeur la vie.
'Si tu as du caviar et du champagne tous les soirs, c'est très bien ; mais si tu n'as que du pain sec et de l'eau, tu peux être tout aussi heureux.' Etre heureux avec ce que l'on a, voilà ce qui semble être son grand principe. Voilà ce qui semble être son hindouisme. Après tout, l'hindouisme n'est pas une religion, c'est bien connu.

Dhruv est fier, fier de réussir et de gagner beaucoup d'argent - en Inde, la richesse tend à s'afficher sans complexe, au contraire de ce qui se passe en France. Fier, aussi, de son pays. Si occidentalisé qu'il soit, il ne le renie pas une seconde. Il est même visible qu'il l'aime.
'En Inde, toi l'Occidental, tu découvres qui tu es. Les Indiens sont hypocrites, mais comme ils sont aussi étouffants, comme ils ne te laissent pas d'espace, ils t'amèneront dans tes retranchements, ils te pousseront à te révéler à toi-même, à te débarasser de l'enveloppe dont tu te recouvres lorsque tu es en Occident. Le fait que tu aies choisi de partir en Inde prouve déjà beaucoup de choses sur toi. Lorsque tu reviendras en France, tu ne seras pas forcément plus mature, mais tu sauras ce que tu vaux, ce que tu veux.'
Et encore :
'Lorsque tu ne vaux rien quelque part, tu fuis. Beaucoup des Occidentaux qui s'installent durablement en Inde sont considérés comme des moins que rien dans leur pays d'origine. Et, lorsqu'ils arrivent en Inde, ils gagnent des salaires qui leur permettent de vivre aisément, ils sont vus comme des princes. L'Inde est un pays où les Occidentaux qui ont raté leur vie chez eux ont une seconde chance, sans que personne, ici, ne leur pose de question.'

Dhruv aime son pays jusque dans ses défauts :
'La corruption, en Inde, est nécessaire à ce que beaucoup de choses fonctionnent. En Inde, lorsque tu es au mauvais endroit au mauvais moment, quand on t'arrête parce qu'on croit que tu as commis un crime, alors que tu es innocent, tu as moyen d'obtenir ta libération par la corruption.'
Dhruv semble ignorer les cas où des coupables obtiennent également leur libération par la corruption. Il continue :
'Les castes et les sectes religieuses permettent que cette corruption ne soient pas réservée aux riches. L'homme innocent qui est arrêté pourra s'en sortir même s'il n'a pas d'argent, car il ira voir un chef de sa caste, un chef de sa secte, il lui dira "j'appartiens à ta caste, j'appartiens à ta secte", et le chef l'aidera, sans rien lui demander en retour, car il ressentira le besoin de l'aider.'

A entendre Dhruv, un soir, à la lueur d'une chandelle allumée pour parer aux pannes de courant - qui sont quoditiennes -, on se dit qu'il n'est pas toujours de bonne foi, qu'on pourrait lui opposer bien des arguments s'il nous accordait un répit dans son flot de paroles, mais on a, malgré tout, le sentiment extraordinaire que l'Inde est le pays de la Liberté et de la Vérité, et on ne demande qu'à le croire.
Vendredi 21 juillet 2006, 16h (heure de Delhi)

Ce sont les premiers mots que j'écris depuis mon arrivée en Inde, mercredi soir.
Au-dessus de ma tete, le ventilateur tourne et apporte un léger souffle ; sur la terrasse, le soleil est intransigeant. Hier, le ciel était nuageux, et il avait plu mercredi : je ne dirais pas qu'il faisait frais, mais il faisait moins chaud que ce à quoi je m'étais attendu. Aujourd'hui, le seul fait de marcher est épuisant. Autant en profiter pour écrire.

J'ai peu de faits à raconter, mais tellement d'impressions à tenter de décrire - tenter seulement, car la réalité indienne, que je découvre tout juste, m'est encore trop peu familière pour permettre le recul nécessaire à une description fidèle.


Cela commence dès la sortie de l'aéroport, mercredi soir. Imaginez : vous avez passé la journée entière dans un avion frais, vous êtes dans un hall d'aéroport climatisé, et soudain, pour prendre votre taxi, vous franchissez une porte, vous entrez dehors, vous entrez dans l'Inde. Ce n'est pas de chaleur qu'il convient de parler ; c'est de touffeur : l'air semble d'une pesanteur inouïe, la chaleur est enveloppante et humide à la fois, elle est chargée d'une sorte d'arrière-odeur comme il y a des arrière-goûts. C'est une sensation climatique qui n'existe pas en France, même au plus fort de l'été, et même si, finalement, parce qu'il fait nuit et qu'il a plu, la chaleur n'est pas si forte.

Le trajet en taxi, de l'aéroport à l'appartement, est déjà un total bouleversement. J'ai décidé de partir en Inde pour être dépaysé, et je n'avais qu'une seule certitude, celle que je ne serais pas déçu à ce sujet. Tous les récits livrés par les voyageurs occidentaux partis en Inde parlent de dépaysement, tous les guides de voyage, les sites internet. Alors, en partant, j'avais cru deviner à peu près quelle serait mon impression liée à ce dépaysement. Erreur, prétention, ignorance : c'est impossible ; le fait est qu'il n'y a pas de mot suffisamment fort pour caractériser le choc qu'un Occidental vit en arrivant en Inde pour la première fois, et que le terme dépaysement est faible. Dire que l'on est dans un autre monde est un peu facile, mais c'est l'expression à laquelle on se rattache, par défaut.

Le taxi roule, vitres ouvertes. La circulation est anarchique : les voitures, les motos conduites par des hommes sans casque et les rickshaws - ces triporteurs motorisés qui font office de taxis très bon marché - se faufilent les uns entre les autres, certes avec agilité, mais au mépris de toutes les règles de circulation, et dans un concert incessant de klaxon. En Inde, le klaxon est indispensable, il relève des bons usages ; il y a même des bus sur lesquels est écrit : "prière de klaxonner". Assis dans mon taxi, j'ai peur pour chaque piéton que je vois traverser la route, tant le comportement de tous les véhicules semble imprévisible, dicté uniquement par des réflexes aiguisés. D'énormes vaches impassibles encombrent régulièrement la chaussée - ce n'est pas un mythe. Delhi, déjà, donne l'impression d'être une ville constamment vivante, trépidante, folle.

La route que suit mon taxi passe devant des immeubles qui ont l'air décent, puis devant des bidonvilles. L'un d'eux me marque plus que les autres : installé au milieu d'un immense rond-point, il paraît être une île dans le flot de circulation. Un peu plus loin, des gens dorment par dizaines à-même le trottoir, serrés les uns contre les autres à quelques centimètres de la route si dangereuse. On m'avait prévenu que je verrais la misère et l'insalubrité, je les vois ; je les sens, aussi. Par les vitres m'arrivent tantôt des effluves légèrement épicées et assez agréables, tantôt des miasmes insoutenables pour qui est habitué à la propreté presque clinique, en comparaison, des métropoles européennes.

Le taxi, finalement, me laisse, ou plutôt nous laisse : nous sommes quatre Français de Sciences Po à être arrivés ensemble, et nous rejoignons une de nos collègues, arrivée quelques jours plus tôt avec ses parents. Elle a récupéré l'appartement d'une autre étudiante de notre école, qui était à Delhi l'an passé. Il est agréable de ne pas avoir à chercher où poser ses valises. L'appartement, du reste, est très bien. En France, on le trouverait sans doute délabré, mais au regard des standards indiens il serait presque luxueux. Il est situé dans un quartier résidentiel, Munirka DDA Flat, qui est juste à côté de JNU, notre université.

Nous prenons l'air un instant sur la terrasse et sur le toit. Je n'arrive pas à réaliser que je suis en Inde. Je ne suis ni angoissé, ni excité, ni heureux, ni triste. Je suis écrasé par le seul fait d'être présent dans un pays dont je ne connais rien, je ne ressens rien d'autre, je ne peux qu'observer, écouter. J'entends le vrombissement des avions qui volent très bas au-dessus du quartier, et j'entends les gardes du quartier qui rythment leur ronde de coups de sifflet tout en frappant le sol de lourds batons - pour signaler leur présence, dissuader les voleurs, rassurer les habitants?
Bientôt couché, je ne tarde pas à m'endormir. Nous sommes cinq dans une grande chambre rectangulaire, installés sur des matelas mis les uns à côté des autres. Je suis le seul garçon, et je me sens gêné. Les ventilateurs brassent l'air inlassablement. On nous a prévenus qu'il n'y aurait pas d'eau dans la salle de bains pour les deux jours suivants. Tout cela est insignifiant, au fond. Nous sommes en Inde ; nous ne pouvons nous permettre de dresser des comparaisons entre Paris et Delhi, nous devons même l'éviter à tout prix, parce qu'on ne peut pas comparer l'incomparable, et parce qu'on ne peut s'adapter à la différence si on la ramène toujours à ce que l'on connaît. S'adapter implique d'ouvrir un cahier vierge, débarassé autant que possible des préjugés, des comparaisons, des questionnements, et même, du moins au départ, des opinions, des sentiments. Ceux-ci viendront plus tard. Pour l'instant, il faut savoir être amnésique. Pour l'instant, il faut dormir.


Le lendemain, au lever, je suis surpris par le beau rouge brique des façades des immeubles de Munirka, et par la végétation assez fournie et très verte qui pousse partout dans Munirka, jusque dans un Central Park au gazon presque digne des pelouses anglaises - je m'amuse à penser que c'est un reste de l'époque coloniale.

Mes collègues françaises et moi voulons nous rendre à Priya, un quartier dont on nous a parlé, dans le but de faire quelques courses et de trouver de quoi donner des nouvelles à ceux que nous avons laissés en France - dès mon arrivée, j'ai ressenti le besoin violent de communiquer avec les personnes que j'aime, non pas tant parce qu'elles me manquent - il est encore un peu tôt pour cela - que pour leur faire partager mes premières impressions, si limitées soient-elles. J'ai le pressentiment que leur parler, écouter leurs réactions, m'aidera à prendre conscience de mes propres sensations, à réaliser que je suis en Inde, en Inde pour dix mois.

Nous comptons d'abord, grâce à quelques indications, trouver Priya à pied. Nous commençons donc à errer dans les rues tantôt goudronnées, tantôt terreuses, de Munirka. C'est notre premier contact direct et intégral avec l'Inde - car le taxi de la veille était une bulle d'où nous pouvions voir sans être vus. De fait, tout est différent lorsque l'on marche dans la rue, au milieu des Indiens : alors, on s'expose, alors on est vraiment l'étranger, dévisagé comme tel. Tout le monde nous regarde, mais sans animosité, sans malveillance, juste avec une certaine curiosité et, sans doute, une gentille moquerie. Cette dernière semble tout spécialement suscitée par la casquette que je porte pour me protéger des rayons de Soleil qui, lorsqu'ils filtrent à travers les nombreux nuages, sont particulièrement forts. Mes camarades, en raison de leur sexe et bien qu'elles soient habillées de façon à ne pas provoquer, sont dardées de quelques regards pesants, soupçonneux de la part des femmes indiennes, ambigus de la part des hommes. Quant à moi, je suis gratifié de sourires inoubliables, d'une beauté profondément émouvante, offerts par de jeunes garçons ou adolescents : j'ai l'impression de les émerveiller, sans doute parce que je leur parais représenter un Occident qu'ils imaginent lumineux.

Très vite, nous sommes perdus dans Munirka. Nous sommes perdus au sens propre, parce que nous n'arrivons pas à trouver Priya, et que les informations que nous demandons à des gens dans la rue s'avèrent contradictoires. Il faut dire que les personnes que nous interrogeons ne connaissent pas l'anglais, et que nous autres ne connaissons pas l'hindi ; quoi qu'il en soit, ils manifestent tous une volonté de nous aider, et une gentillesse qui, très vite, nous met un peu plus à l'aise. Pourtant, nous sommes aussi perdus au sens figuré, tant les rues que nous empruntons sont "dépaysantes" : sales, bruyantes, animées au-delà de tout ce que l'on peut connaître en France. Les boutiques se ressemblent toutes par leur fouillis, il faut y attarder son regard pour parvenir à déterminer ce qu'elles vendent. Les produits, quels qu'ils soient, semblent disposés sans la moindre organisation. La plus petite échope emploie quatre ou cinq personnes ; le travail de certaines d'entre elles se limite à mettre les achats des clients dans des sacs plastiques ; d'autres, même, semblent n'avoir rien à faire, et se contentent d'observer, debout à côté de la caisse. Il y a de petites boutiques où des femmes font la lessive et repassent, il y a des barbiers à l'hygiène douteuse, des comptoirs où les gens viennent retirer du lait dans des bidons qu'ils apportent. Il y a aussi des marchands ambulants, qui poussent de grosses charettes couvertes de fruits, notamment de mangues savoureuses - nous en avons acheté -, ou des sortes de stands vendant des cartes de téléphone, des journaux, des chips, des chewing-gums. Il y a encore des enfants ou des femmes qui, assis sur le trottoir, font cuire sur quelques braises des épis de maïs et qui nous interpelllent. D'ailleurs, partout où notre regard se pose, il rencontre un vendeur, qui, d'un signe de la tête, d'un geste du bras, nous incite à lui acheter quelque chose. Et puis ces vaches sacrées, et puis ces klaxons, et puis ces rickshaws ; cette misère matérielle, cette richesse humaine et toute cette vie.

Nous optons finalement pour la facilité, et prenons un rickshaw, non sans avoir négocié le prix. Trente roupies pour aller à Priya, soit aux alentours de cinquante centimes d'euro (50 roupies équivalant à un peu moins d'un euro). Pourquoi négocier? Pour gagner cinq roupies, dix de nos centimes? Oui, parfaitement, pour une somme aussi insignifiante ; mais pour le principe, aussi : nous allons vivre un an en Inde, et si notre pouvoir d'achat est conséquent, ce n'est pas une raison pour accepter sans broncher de payer un tarif supérieur à ce qu'il est normalement. Ce n'est pas que nous sommes à quelques roupies près, ce n'est pas non plus, bien sûr, que nous refusons de donner à un travailleur de quoi nourrir un peu mieux les siens le soir, c'est que nous devons vivre en Inde, et que négocier fait partie intégrante de la vie indienne. En renonçant à négocier, nous resterions des touristes, et nous sommes venus pour être un peu plus que des touristes.


A Priya, on trouve un complexe de cinéma, un Mac Donald's, un Subway, des boutiques de grandes marques comme Adidas. C'est un quartier à l'occidentale, si l'on peut dire, un quartier riche. D’ailleurs, on ne nous y regarde pas, alors que partout ailleurs on n’a d’yeux que pour nous. Et il y a beaucoup moins à en dire que sur Munirka.

Nous achetons dans une sorte de superette quelques produits alimentaires et sanitaires, avec des prix qui, pour l'Inde, sont élevés, mais qui sont fixés, et ne laissent donc pas de place à la négociation. Nous allons dans un cybercafé, téléphonons depuis des cabines, donnons quelques nouvelles comme nous espérions le faire. Nous allons dans une librairie acheter un guide de Delhi. Là, un homme m'aborde, et commence à me parler, dans un anglais approximatif dont je ne saisis qu'un mot sur trois :
'D'où viens-tu?'
'De France. Paris.'
'Ah! Je suis désolé pour la défaite contre l'Italie.'
Et, à ma grande surprise, cet Indien me parle pendant dix minutes de la finale de la Coupe du Monde de football, de Zidane, qu'il essaie de comparer à Platini, du système de jeu français, du championnat français - de Marseille et de Lyon, du moins.
'La France devrait jouer en 4-4-2 ou en 4-3-3', me dit-il.
Dire que tout le monde croit, en France, que les Indiens se fichent du football! Il est vrai qu'ils préfèrent le cricket ; il est vrai aussi qu'en matière de football ils n'ont ni championnat, ni équipe nationale, autant que je sache - en tout cas, si cela existe, ce doit être marginal. Cependant, le fait est qu'ils s'intéressent au football : un autre Indien m'avait dit que ses compatriotes supportent traditionnellement le Brésil, ou, lorsqu'il ne joue pas et qu'il est éliminé, la France ; dans les rues de Munirka, beaucoup de jeunes Indiens tapent la balle, comme on s'attendrait à le voir dans les rues de Sao Paolo ; la presse indienne, que j'ai survolée, parle de "Zizou" ; plus tard, j'ai même croisé un garçon arborant fièrement un maillot floqué du nom de Zidane. Je lui ai dit que j'étais Français en montrant le coq sur son maillot, il a fait un grand sourire, et m'a lancé :
'Yeaaaaah, Zidane!'

Le football est décidemment universel, décidemment magique : après ce bref échange, je me suis senti vraiment bien. Non parce que j'ai besoin d'entendre parler de football ou de Zidane, mais parce que j'avais établi la communication à l'improviste, avec ce jeune Indien qu'évidemment je ne connaissais pas, parce que tout d'un coup je me sentais proche de lui, et, à travers lui, de l'Inde entière. Pour la première fois, j'ai commencé à me sentir un peu chez moi à Delhi, si peu de temps après mon arrivée.

Soir de resultats

Je republie ici le texte que j'avais ecrit le soir ou j'ai appris que je partirais en Inde. Il reprend partiellement et complete le post d'introduction.

Mercredi 1er février 2006, 23h

En quelques instants, l'impatience qui s'était accumulée depuis un mois a pris fin, il y a de cela deux heures maintenant.

Sciences Po, mon école, envoie tous ses étudiants passer la troisième des cinq années de leurs études dans une université étrangère. Ce soir, la direction des affaires internationales de l'école a publié les affectations des étudiants qui seront à l'étranger l'an prochain, pour l'année 2006-2007.

J'en fais partie ; j'irai en Inde, à Delhi, à l'université Nehru, spécialisée en sciences sociales - l'université la plus politisée de tout le sous-continent indien, l'une des pouponnières des cadres politiques de la plus grande démocratie du monde.

Je suis ravi : l'Inde était le premier des six choix que j'avais formulés et entre lesquels Sciences Po devait trancher ; certains de mes amis n'ont pas tant de chance, et se retrouvent avec leur quatrième ou sixième voeu. Peu, cependant, semblent vraiment attristés : cette troisième année à l'étranger, où qu'on la passe, est incontestablement une chance immense qui nous est offerte. L'an prochain, cinq cents étudiants de Sciences Po seront donc éparpillés aux quatre coins du monde : beaucoup iront aux Etats-Unis, beaucoup moins en Inde ; nous serons aussi dans tous les pays d'Europe, de la Pologne à l'Espagne et de la Norvège à la Grèce, nous serons en Russie, en Egypte, en Afrique du Sud, en Australie, au Japon, en Chine, au Brésil, en Uruguay, où sais-je encore? Tous, où que nous soyions, nous travaillerons dans une langue qui nous est étrangère, nous serons confrontés à une culture différente de la nôtre ; lorsque nous reviendrons en France, nous ne serons plus les mêmes. Sans doute nos personnalités seront-elles plus diverses qu'elles ne le sont actuellement, car chacun aura intégré un peu du pays où il aura séjourné.
C'est face à ce défi personnel qui nous attend, et dont nous pouvons mieux estimer les contours désormais que nous savons où nous irons, que toute la promotion des actuels étudiants de 2ème année baigne en ce moment dans une euphorie extraordinaire. Il y a de quoi : passer une année à l'étranger sera, à n'en pas douter, et ainsi que le confirment les "anciens", une expérience inoubliable, qui nous ouvrira au monde, bouleversera nos conceptions et nous enrichira humainement. Tant pis si, en écrivant ceci, je donne l'impression de répéter une brochure publicitaire, ou d'être le porte-parole de l'administration de Sciences Po. Je suis persuadé que cette troisième année est un des aspects les plus intéressants et les plus formateurs du cursus que nous suivons.


Nous avions remis nos dossiers de candidature sous la grisaille livide d'un des premiers jours de janvier. Un petit mois plus tard, nous voilà tous, ce soir, l'esprit voguant vers nos futures destinations. Nous sommes encore en plein coeur de l'hiver parisien, nous sortons quotidiennement des couloirs étouffants du métro pour nous jeter dans les griffes acérées du froid vif qui règne actuellement, et nos pensées vont, selon les cas, vers des hivers plus froids encore, comme ceux de Scandinavie, ou vers un Noël passé en maillot de bain sur une plage australienne. Pour ma part, je m'imagine baignant jusqu'aux genoux dans des rues inondées par la mousson, sous une pluie diluvienne et dans une chaleur infernale.

Ce cliché exotique est à peu près tout ce que j'arrive à visualiser pour le moment. Tout à mon bonheur, tout entier secoué par le choc de la nouvelle, je ne réalise pas encore ce que signifie le verdict qui vient de tomber ; mais je mesure pleinement son importance. J'ai conscience que ce soir est un moment exceptionnel, et je ne peux m'empêcher de repenser à ce jour où j'ai décidé de demander à partir en Inde - j'aurai l'occasion de revenir sur les raisons de ce choix. C'était il y a un peu plus d'un an, quelques semaines après mon entrée à Sciences Po. Il ne s'était rien passé de particulier, je ne faisais que réfléchir aux destinations qui m'intéressaient, sans même me documenter sur la question, à ce stade. Depuis quelques mois, avant même d'être à Sciences Po, j'envisageais l'hypothèse indienne, mû par une sorte d'attirance spontanée. Il y a des moments, d'apparence insignifiante, où se scelle pourtant en nous une décision. Soudain, sans même qu'il y ait toujours une raison, on n'hésite plus, on sait. Ce jour d'octobre 2005, sans trop savoir pourquoi, je fus certain de vouloir passer en Inde ma troisième année d'études. Le reste ne fut dès lors plus qu'approfondissement, maturation, recherche d'informations et concrétisation de ma candidature.


Il est minuit. Dans le reflet d'une fenêtre de l'immeuble d'en face, j'aperçois le laser de la Tour Eiffel qui balaie le ciel parisien, si proche et déjà si loin. J'ignore si ce n'est que l'ivresse passagère propre aux grands moments d'enthousiasme, ou si c'est une impression qui m'accompagnera jusqu'à mon départ, mais je me sens déjà là-bas, à Delhi, dans ce pays immense dont j'ignore à peu près tout. J'ai la sensation que ma troisième année vient de commencer. Quoi qu'il en soit du chagrin de quitter ma famille pendant un an, je suis euphorique, la dimension exaltante de l'expérience l'emporte évidemment sur tout le reste. J'ai besoin, pour me calmer, pour analyser, de poser sur le papier ce que j'ai sur l'esprit. C'est pourquoi j'inaugure ces carnets, dont j'ignore si je leur serai fidèle jusqu'au terme de mon séjour indien, mais que j'entrevois pour l'instant sous le ciel de mes meilleures intentions et d'une assiduité indéfectible. Wait and see, comme disent les Anglais, et sans doute aussi les Indiens.