29.7.06

Vendredi 28 juillet, 22h30

Cette semaine a été consacrée à l'inscription à JNU. On nous avait promis un parcours du combattant, nous n'avons pas été déçus.


Il a d'abord fallu lever le doute quant à notre statut. Les années précédentes, les étudiants de Sciences Po à JNU étaient des casual students - des auditeurs libres. Ils échappaient alors à presque toute obligation : ils suivaient les cours qu'ils voulaient, n'avaient pas de contrainte d'assiduité - ce qui leur permettait de partir en expédition et de voir du pays - et pouvaient ne pas passer les examens. Mes camarades et moi avons d'abord cru que nous jouirions des mêmes avantages. Cependant, peu après que Sciences Po nous ait informés que nous partirions en Inde comme nous en avions exprimé le voeu, nous avions reçu un document selon lequel nous releverions d'un nouveau statut, à l'intitulé obscur : SSP, Student Supervised Package. Ce statut nous avait été présenté comme étant la condition exigée par JNU pour accueillir davantage d'étudiants de Sciences Po que les années précédentes. Avant même notre départ, pour nous pré-inscrire à JNU, nous avions alors dû faire un choix de cours parmi des possibilités relativement restreintes. Nous avions tous sélectionné les mêmes matières - hindi, littérature indienne, étude de la société indienne - dans l'optique d'en apprendre le plus possible sur le pays dans lequel nous vivrions pendant un an. Or, la lettre de confirmation de JNU que nous reçûmes quelques semaines avant notre départ mentionnait que nous étions casual students.

Ainsi, lorsque nous avons commencé à nous inscrire à JNU, nous avons voulu le faire en tant que casual students - cela nous plaisait davantage que ce SSP sorti d'on ne sait où. Ce n'est qu'alors que nous avions débuté les démarches que nous avons appris que nous devions finalement bien être en SSP. Cette confusion a été le premier élément un peu fastidieux de notre inscription.


Le second élément qui nous a considérablement freinés a été le certificat médical du Health Centre de JNU. En France, il est vraisemblable que nous aurions pu nous contenter d'une brève visite chez un médecin de quartier. En Inde, obtenir ce certificat a relevé du chemin de croix. C'est à peine fini que j'en ris déjà, comme d'une mésaventure qui, sitôt qu'elle est un souvenir, devient amusante, mais qui ne l'était pas sur le coup. Nous étions au bloc administratif de JNU, en train de compléter quelques formulaires répétitifs, lorsqu'on nous a demandé d'aller au Health Centre et d'en revenir avec le fameux certificat. Nous faisons le trajet, à travers la jungle du campus. Une fois, un bon kilomètre. Nous arrivons au Health Centre, un peu crasseux, un peu douteux, et d'une atmosphère étouffante. Après avoir fait deux ou trois bureaux, nous tombons sur un médecin qui nous explique qu'il ne peut pas nous examiner s'il n'a pas un mot de l'administration le requérant. Nous retournons donc au bloc administratif - deuxième trajet - et patientons une bonne demie-heure dans le bureau d'un responsable de je-ne-sais-quoi, qui étudie ensuite notre cas comme s'il s'agissait d'un problème mathématique resté sans solution depuis des siècles, en croisant les bras derrière son dos et en se penchant en arrière sur son siège. Son intense réflexion est interrompue tantôt par des coups de téléphone dans lesquels il passe du sourire à l'agressivité, tantôt par des gens qui viennent lui faire signer des papiers sur lesquels il ne jette pas un oeil. Je commence à me dire que nous aurions dû faire de même, lorsqu'il finit par se décider à écrire trois lignes de recommandation à l'intention du médecin. Nous repartons vers le Health Centre, troisième trajet. Là, nous passons encore dans deux ou trois bureaux pour remplir une misérable fiche, et nous nous présentons à l'examen, auprès d'une femme docteur franchement peu accueillante. Elle prend notre pression, nous pose quelques questions sommaires, nous envoie dans une salle voisine passer un test de vision quant à la fiabilité duquel j'émets les plus grands doutes. Puis, notre docteure nous dit qu'il nous faudra subir une prise de sang, le lendemain. Nous commençons à être un peu surpris.

Le lendemain, mardi, nous revenons donc de bon matin. La faute, cette fois, est nôtre : nous avons oublié de venir à jeûn, et la prise de sang est reportée au lendemain. On nous explique en outre qu'il faut aussi que nous allions faire une radiographie de notre thorax, dans un hôpital à l'extérieur de JNU. De plus en plus étonnés, nous prenons un rickshaw, allons à l'hôpital Holy Angels à Priya, faisons ces radios, qui, ô surprise!, ne décèlent aucune tuberculose dans nos poumons. Le lendemain, ce matin, nous retournons à jeûn au Health Centre, que nous commençons à bien connaître. On nous fait une prise de sang, on nous demande un échantillon d'urine, puis on nous dit qu'il faut désormais que nous mangions et que nous revenions à onze heures, pour une seconde prise de sang visant à établir la concentration plasmique de sucre lors de la digestion, ou quelque chose comme ça. Lorsque nous revenons à l'heure dite :
'A quelle heure avez-vous mangé?'
'A neuf heures trente, juste après la première prise de sang.'
'Il faut attendre deux heures, revenez dans une demie-heure.'
Nous patientons une demie-heure dans ce dispensaire où il fait une chaleur épouvantable, et où, d'ailleurs, survient une panne. Nous faisons la deuxième prise de sang. Le médecin auquel j'ai affaire pour cela me demande, en m'enfonçant son aiguille dans le bras, ce que je pense de Zidane. Ma réponse a dû lui paraître un peu crispée. On nous dit ensuite de revenir chercher tous les résultats deux heures plus tard. Nous arrivons avec une dizaine de minutes de retard. Les docteurs commencent par refuser de nous dresser le certificat, car la pause déjeuner est pour dans dix minutes. Nous insistons, exaspérés, et finissons par les convaincre de rédiger le précieux papier. Un assistant nous accompagne ensuite dans un shopping complex voisin du Health Centre pour y photocopier le document si difficilement obtenu. Et enfin nous le tenons, ce Graal. Il se résume à deux lignes : "l'étudiant XX est en bonne santé et ne porte pas de maladie contagieuse. Il peut s'inscire à JNU." Une signature, un cachet pompeux. Voilà tout.

Je ne prétends pas que ce certificat, avec tout ce qu'il nous a fallu faire pour l'obtenir, soit totalement absurde. La situation sanitaire de l'Inde étant ce qu'elle est - la tuberculose est encore une réalité en Inde -, une telle minutie se justifie sans doute dans le cas des étudiants locaux, même si nous n'avons pu nous empêcher de nous demander si nous n'étions pas plutôt en train de passer un examen de santé pour devenir pilote de ligne sur Air India - tout en espérant, pour la sécurité des voyageurs, que les pilotes de la compagnie soient soumis à un test de vision autrement plus rigoureux. Ce qu'il y a de cocasse, dans cette histoire, c'est le mélange très kafkaïen de cette minutie obstinée, de cette volonté d'exhaustivité, du sérieux extrême des formalités et des apparences, avec la vétusteté du matériel et du bâtiment, le caractère douteux de certains tests, et la dimension aléatoire, presque improvisée, de la réalisation concrète des démarches. En somme, tout cela s'est apparenté à une farce se prenant au sérieux, même si, pour rétablir un jugement plus juste, je m'empresse d'ajouter que l'Inde a des médecins extrêmement compétents et des hôpitaux excellents - à tel point que des Américains viennent s'y faire soigner. Si j'ai raconté dans le détail cette anecdote au risque de paraître condescendant, c'est parce que je crois déceler dans la dimension à la fois cocasse et fort sérieuse de l'obtention de notre certificat médical une tendance très fréquente en Inde, et qui caractérise sans doute, d'une manière d'ailleurs finalement très touchante, les immenses progrès qu'un pays miséreux fait pour se développer. La farce, c'est la transition, lorsque la modernité naissante se superpose à des relents d'un autre âge, qui, forcément, frappent davantage l'oeil de l'habitant privilégié d'un pays privilégié.


Une fois le certificat médical obtenu, il a fallu payer les frais de scolarité, et cela a encore été toute une histoire. Pour le premier semestre, nous devions payer quatre cents euros, ou cinq cents dollars - deux sommes dont l'égalité paraît déjà approximative. Le problème est qu'en Inde, ce sont des roupies qu'on manie - eh oui, ces bonnes vieilles roupies qui portent le visage de Gandhi! Or, les Indiens semblent être plus conscients de l'existence des roupies lorsqu'il s'agit de recevoir un paiement que lorsqu'il s'agit de dire à combien s'élèvent des frais de scolarité. En d'autres termes, on peut légitimement se demander pourquoi les documents de JNU ne mentionnent même pas le montant des frais dans la monnaie qui a cours sur le territoire... Comme nous n'avions que des roupies, nous avons demandé à un employé de nous indiquer la somme à verser dans cette devise. Après quelques instants d'hésitation, il nous a répondu un nombre, qu'il semblait avoir tiré au hasard, et qui nous a tout de suite paru douteux. Nous avons protesté, et nous sommes finalement arrivés à convaincre l'homme d'appeler une banque pour obtenir un change plus précis. Le montant qui nous a alors été communiqué était en effet inférieur de cinq mille roupies au nombre précédemment inventé... La liasse de billets que nous avons dû donner a tout de même été impressionnante, et a fait l'objet d'un recomptage nettement plus minutieux que les opérations précédentes, effectué par un individu obstiné, mais qui semblait avoir fait des études de taillage de moustache plutôt que de calcul mental, car j'ai dû lui expliquer longuement que trente coupures de cent roupies font trois mille roupies. Et, sur-ce, nous nous sommes retrouvés avec un reçu attestant que nous avions payé la somme dûe.


Les choses sérieuses ont alors pu commencer. Nous avons dû remplir un formulaire en quatre exemplaires, puis le faire signer en quatre bureaux différents, parcimonieusement répartis sur l'ensemble du vaste campus, puis refaire le tour des quatre mêmes bureaux afin de laisser à chacun d'entre eux un des exemplaires du document désormais signé par tous... Dépaysant circuit! Les bureaux des administrations de JNU ressemblent à des vieux greniers. Le mobilier est rouillé, bancal, sale, obsolète - il y a encore des machines à écrire qui semblent avoir parcouru plusieurs fois la distance Terre-Lune en paperasseries tant elles paraissent antiques. De grands ventilateurs brassent l'air, qui, cependant, sent le renfermé et la poussière. Le plus petit bureau - et Dieu sait qu'il y en a! - est occupé par au moins cinq employés, si le terme "occupés" correspond à l'activité en vérité peu frénétique des dits-employés. En général, ces derniers sont très gentils, vous regardent avec douceur, mais parlent peu l'anglais, ne savent pas ce qu'ils doivent faire, ne comprennent pas qui vous êtes ni ce que vous avez à les déranger pendant leur intense réflexion, et froncent les sourcils lorsqu'on leur parle de SSP, comme s'il s'agissait d'une nouvelle théorie de la physique quantique. Finalement, après un conciliabule de plusieurs minutes entre eux, ils vous renvoient vers un autre bureau d'où l'on vous renverra vers eux, mais avec un paraphe supplémentaire sur le papier, paraphe qui les autorise, enfin, à appliquer lourdement un tampon sur le document et à vous le tendre fièrement. Voilà comment une journée s'écoule, du moins jusque vers quinze heures trente. C'est l'heure à laquelle je suis arrivé dans un dernier bureau, aujourd'hui, pour y tendre à un homme bedonnant un dernier formulaire. Le regard de l'homme a voyagé plusieurs fois de mon visage au document et du document à mon visage. Puis, l'homme m'a demandé qui m'avait donné ce papier - c'était lui-même, une heure plus tôt, je revenais avec les signatures et les tampons requis. L'homme m'a encore regardé, a posé ses lunettes sur son bureau crasseux, s'est frotté le front pendant trente secondes et m'a dit dans un sourire, en remuant ses mains au-dessus de son crâne :
'Des fois, l'esprit est encombré, et on ne comprend plus rien. Faites une chose : revenez me voir lundi.'
Je reviendrai donc lundi, chercher cet ultime tampon, cette ultime signature... Avant les inscriptions pour le second semestre.

Pendant ce temps, toute la journée, des adolescents misérables vont de bureau en bureau, pour apporter aux employés leur tasse de thé au lait, qu'ils prennent sans un regard pour le serveur. Je savais que les enfants, en Inde, travaillent plus souvent qu'ils ne vont à l'école, mais il y a quelque chose de profondément scandaleux à ce qu'une université aussi prestigieuse que JNU, lieu de savoir et d'ouverture d'esprit s'il en est, fasse travailler dans ses cuisines et ses cafétérias des enfants en âge d'aller à l'école, précisément. Lorsqu'on veut s'adapter à l'Inde, lorsqu'on veut apprendre à l'aimer, il y a bien des choses que l'on accepte de tolérer et d'endurer quand bien même elles heurtent nos standards occidentaux : par exemple, en dépit du ton des lignes qui précèdent, je ne veux pas me plaindre du caractère ubuesque de l'inscription à JNU, et mes collègues et moi sommes restés calmes et patients quand nous aurions explosé de colère en France ; mais l'emploi d'enfants par une université est un trait trop violemment scandaleux pour être ainsi toléré dans un "peu importe, c'est l'Inde", trop choquant pour être relégué au rang des "défauts sympathiques de l'Inde", surtout lorsque l'on voit des centaines d'adultes ne servir à rien et croupir sur une chaise défoncée.

*

La mousson a commencé mercredi. Il a plu presque continuellement ce jour-là et le suivant, d'une grosse pluie pénétrante. Il a fait grand soleil aujourd'hui, mais la mousson n'est pas terminée, il peut pleuvoir un mois entier. Le phénomène connaît une intensité et une durée variables ; parfois, il ne pleut pas de toute une année à Delhi. Selon Dhruv, la mousson 2006 s'annonce généreuse.

Mes camarades et moi préfèrerions ne pas avoir à affronter des averses trop fréquentes, d'autant que la fraîcheur qu'elles apportent est toute relative, et qu'en vérité Delhi s'apparente ces jours-ci à un gigantesque hammam boueux. Cependant, là encore, c'est une vision égoïste, une vision occidentale : il faut voir le bienfait extraordinaire de ces litres d'eau, attendus des mois, et soudain déversés sur la terre indienne, et sur son peuple soumis encore à une insalubrité épouvantable - insalubrité permanente et générale, qui s'impose comme une des impressions dominantes que je retire de l'Inde. La pluie, en Inde, est une fête ; elle semble tout laver - et elle annonce malgré tout des températures moins accablantes. D'ailleurs, la jungle du campus était magnifique aujourd'hui, sous le soleil suivant les deux jours d'averses : la pluie a réveillé d'enivrantes senteurs florales, elle a révélé les couleurs. Les verts paradent au-dessus de troncs luisants ; et les roses, les jaunes, les blancs sont éclatants.

Oui, la pluie est une fête. Sur le trottoir du rond-point au bidonville, que l'on trouve en allant de Munirka à Priya, un enfant en haillons, couvert de saleté, dansait, bondissait en balançant son corps, tandis que les premières gouttes heurtaient la bâche de mon rickshaw dans un clapotement d'abord timide, puis régulier. Cet enfant avec sa danse, comme les arbres du campus avec leurs déploiements de couleurs, fêtait la pluie. Et, à Priya où nous étions pour faire les radiographies nécessaires à notre certificat médical, le jeune tenancier du petit restaurant installé sur une charette, où nous avons déjeuné de riz et de haricots, la buvait à pleine gorge, lui, cette pluie si précieuse.

*

Avec toutes les formalités et la recherche d'appartement qui m'occupent, je n'ai encore rien vu d'autre que Priya, Munirka et JNU. J'ai hâte, d'ailleurs, d'être enfin totalement posé, et d'avoir plus de temps pour pouvoir me lancer dans des excursions plus ambitieuses, aussi bien à Delhi que dans le reste de l'Inde.

Cependant, je commence à vraiment bien connaître mon quartier. Il faut dire que je vais presque quotidiennement à Munirka Market. Je m'y rends dès que j'ai une course à faire, dès que je dois racheter des crédits téléphoniques, des bouteilles d'eau minérale ou des féculents - éléments omniprésents de mon alimentation depuis mon arrivée.


Ce soir, ainsi que je me l'étais promis, je suis retourné voir le jeune marchand au sourire extraordinaire, celui auquel j'avais acheté quelques bananes la semaine dernière. Ses fruits de toutes les couleurs luisaient à la lueur d'une ampoule nue, autour de laquelle gravitaient quelques insectes. Au niveau exact de son étalage, de l'autre côté de la grande route qui va vers Priya, se dresse, impeccable, le bâtiment le plus moderne que j'aie vu à Delhi : on le croirait échappé du quartier parisien de la Défense, et une sorte de pyramide de verre, comme celle du Louvre, y fait office de hall. Ce bâtiment abrite les bureaux de quelques grandes compagnies étrangères. Ici, on est riche, on est occidentalisé, on parle anglais ; de l'autre côté de la route bruyante et chaotique, mon vendeur, lui, ne parle toujours pas un mot d'anglais, il est misérable, il n'a jamais quitté l'Inde, et n'est même sans doute jamais sorti de Delhi.

Dès qu'il m'a vu, il m'a décoché son sourire face auquel le plus austère des hommes fondrait tel un sucre, et m'a serré la main. Je pense qu'il m'a reconnu - les Occidentaux ne courent pas les rues à Munirka Market, je n'en ai jamais croisé. Je lui ai dit "Namasté" - bonjour en hindi - en joignant les mains devant mon visage et en m'inclinant légèrement, comme font les Indiens. Il m'a répondu en faisant le même geste, avec beaucoup de déférence. Je lui ai demandé trois mangues et un gros melon jaune, il m'a proposé de prendre autre chose en plus, comme la fois précédente, et comme la fois précédente j'ai refusé. Ce-faisant, dès qu'un autre client s'avançait vers son étalage, il s'occupait de lui et me reléguait à plus tard - sans doute avait-il compris que je ne lui en voudrais pas. Notre transaction a, ainsi, été plusieurs fois interrompue, mais, peut-être pour me faire patienter, ou pour m'amadouer un peu plus, il m'a offert une banane après l'avoir soigneusement épluchée. Ce geste, à la fois si simple et si inouï pour moi, m'a laissé abasourdi, et je me suis retrouvé tout bête, à manger cette banane, en attendant patiemment. Finalement, mon vendeur en ayant fini avec ses clients indiens, j'ai pu le payer - je pense qu'il m'a arnaqué de plusieurs dizaines de roupies mais je n'y ai pas fait trop attention. Avant de partir, je me suis désigné du doigt et j'ai dit "Julien", puis je l'ai désigné lui et il a dit "Avral" en souriant encore. Puis il m'a de nouveau serré la main, et je me suis éloigné.

Dhruv dit que les Indiens sont hypocrites. Il est évident qu'il y a - outre, peut-être, un certain émerveillement pour moi l'Occidental, moi le riche - beaucoup d'intéressement dans le comportement d'Avral à mon égard, dans ses sourires et dans sa douceur : il faut m'attendrir, moi l'Occidental, moi le riche, pour que j'en oublie de négocier, et pour que, même arnaqué une fois, deux fois, je revienne, et revienne encore. Cependant, il est difficile de croire qu'un tel sourire puisse n'être qu'hypocrisie, tant il est beau. Bien plus, je vous assure que la sensation provoquée par ce sourire est tellement aérienne qu'elle vous transporte au-delà de ces considérations, et que la question de savoir si le sourire est hypocrite ou intéressé ne vient même pas à l'esprit. Peut-on comprendre cela, ailleurs qu'en Inde? Peut-on comprendre l'émotion limpide et innocente qu'un simple vendeur de fruits peut susciter? Peut-on comprendre qu'elle n'entre pas dans la classification des sentiments que l'on connaît chez nous? Je pense que je ne l'aurais jamais compris, si j'étais resté en France.

Quoi qu'il en soit, je retournerai encore voir Avral. Il y a bien peu de mots que nous partageons, entre mon hindi inexistant et son anglais guère plus présent. Pourtant, par les sourires, les regards et les gestes, la communication fonctionne, venant prouver que deux êtres humains, d'où qu'ils viennent et quelle que soit la distance matérielle et culturelle qui les sépare, finissent toujours par se comprendre. Ce n'est pas une grande découverte, les communications historiques entre les peuples nous l'ont enseigné depuis longtemps, mais en faire soi-même l'expérience, sur un marché misérable noyé dans la folie indienne, est une aventure unique, une aventure qui vous bouleverse au-delà de ce qui est imaginable.

*

A Munirka, je n'ai eu affaire à aucun mendiant. C'est sans doute un quartier trop purement indien et insuffisamment riche pour attirer ceux qui n'ont rien. Cependant, au cours de quelques trajets en rickshaws, j'ai été sollicité par des quémandeurs, et c'est toujours une expérience profondément marquante, qui me hante et que je n'oublierai peut-être jamais.

Les mendiants attendent que les feux de circulation passent au rouge pour se précipiter vers les véhicules qui leur semblent prometteurs, c'est-à-dire les belles voitures ou les rickshaws transportant des étrangers. Ils font alors preuve d'une insistance qui ne prend fin que lorsque le feu repasse au vert, une insistance qui vous étouffe implacablement. A chaque fois, je suis terrassé, je me sens si impuissant, si monstrueusement riche face à ces enfants vêtus de rien et dépourvus de tout, face à ces mères au visage grave qui portent leurs nourrissons, face à ces hommes qui étalent leurs plaies hideuse et leur infirmité insupportable.

Je me souviendrai de cet homme, avançant les jambes croisées, se soulevant sur ses bras, sur le goudron, dans les peaux d'échappement, au milieu de voitures qui sans doute ne le voyaient même pas. Il n'a même pas eu le temps d'arriver jusqu'à mon rickshaw avant que le feu ne repasse au vert et qu'il doive s'enfuir vers le trottoir. Je me souviendrai de ce garçon, de cinq ans peut-être, posant sa petite tête sur mon genou, puis sur mon pied, et se relevant enfin pour me mimer l'action de manger. Je vous assure que lorsqu'un enfant en haillons s'humilie ainsi devant vous, lorsqu'il baise vos pieds, vous ne vous sentez pas le maître de l'univers, vous vous sentez moins que rien.

En principe - mais c'est un principe que l'on apprend bien vite à relativiser devant le poids écrasant de la misère à laquelle on est confronté -, il faut éviter de donner de l'argent, dont l'utilisation ne sera pas celle qu'on aurait souhaité pour ces êtres misérables. Il est préférable de donner de la nourriture, mais encore faut-il en avoir sur soi. Et puis, surtout, encore faut-il trouver la force, l'énergie de bouger alors que vous êtes figé, médusé. J'ai quand même voulu, j'ai profondément voulu donner quelques roupies à un mendiant, et je n'ai pas pu, je n'ai pas été capable de tendre la main vers mon portefeuille. Peut-être serai-je moins faible la prochaine fois, peut-être est-ce une question d'habitude, mais peut-on, doit-on s'habituer à de telles visions?


Le sourire d'Avral est beau, mais Avral est à peine moins pauvre que ces mendiants, et, derrière son sourire, c'est aussi toute la misère indienne qui apparaît.