23.7.06

Vendredi 21 juillet 2006, 16h (heure de Delhi)

Ce sont les premiers mots que j'écris depuis mon arrivée en Inde, mercredi soir.
Au-dessus de ma tete, le ventilateur tourne et apporte un léger souffle ; sur la terrasse, le soleil est intransigeant. Hier, le ciel était nuageux, et il avait plu mercredi : je ne dirais pas qu'il faisait frais, mais il faisait moins chaud que ce à quoi je m'étais attendu. Aujourd'hui, le seul fait de marcher est épuisant. Autant en profiter pour écrire.

J'ai peu de faits à raconter, mais tellement d'impressions à tenter de décrire - tenter seulement, car la réalité indienne, que je découvre tout juste, m'est encore trop peu familière pour permettre le recul nécessaire à une description fidèle.


Cela commence dès la sortie de l'aéroport, mercredi soir. Imaginez : vous avez passé la journée entière dans un avion frais, vous êtes dans un hall d'aéroport climatisé, et soudain, pour prendre votre taxi, vous franchissez une porte, vous entrez dehors, vous entrez dans l'Inde. Ce n'est pas de chaleur qu'il convient de parler ; c'est de touffeur : l'air semble d'une pesanteur inouïe, la chaleur est enveloppante et humide à la fois, elle est chargée d'une sorte d'arrière-odeur comme il y a des arrière-goûts. C'est une sensation climatique qui n'existe pas en France, même au plus fort de l'été, et même si, finalement, parce qu'il fait nuit et qu'il a plu, la chaleur n'est pas si forte.

Le trajet en taxi, de l'aéroport à l'appartement, est déjà un total bouleversement. J'ai décidé de partir en Inde pour être dépaysé, et je n'avais qu'une seule certitude, celle que je ne serais pas déçu à ce sujet. Tous les récits livrés par les voyageurs occidentaux partis en Inde parlent de dépaysement, tous les guides de voyage, les sites internet. Alors, en partant, j'avais cru deviner à peu près quelle serait mon impression liée à ce dépaysement. Erreur, prétention, ignorance : c'est impossible ; le fait est qu'il n'y a pas de mot suffisamment fort pour caractériser le choc qu'un Occidental vit en arrivant en Inde pour la première fois, et que le terme dépaysement est faible. Dire que l'on est dans un autre monde est un peu facile, mais c'est l'expression à laquelle on se rattache, par défaut.

Le taxi roule, vitres ouvertes. La circulation est anarchique : les voitures, les motos conduites par des hommes sans casque et les rickshaws - ces triporteurs motorisés qui font office de taxis très bon marché - se faufilent les uns entre les autres, certes avec agilité, mais au mépris de toutes les règles de circulation, et dans un concert incessant de klaxon. En Inde, le klaxon est indispensable, il relève des bons usages ; il y a même des bus sur lesquels est écrit : "prière de klaxonner". Assis dans mon taxi, j'ai peur pour chaque piéton que je vois traverser la route, tant le comportement de tous les véhicules semble imprévisible, dicté uniquement par des réflexes aiguisés. D'énormes vaches impassibles encombrent régulièrement la chaussée - ce n'est pas un mythe. Delhi, déjà, donne l'impression d'être une ville constamment vivante, trépidante, folle.

La route que suit mon taxi passe devant des immeubles qui ont l'air décent, puis devant des bidonvilles. L'un d'eux me marque plus que les autres : installé au milieu d'un immense rond-point, il paraît être une île dans le flot de circulation. Un peu plus loin, des gens dorment par dizaines à-même le trottoir, serrés les uns contre les autres à quelques centimètres de la route si dangereuse. On m'avait prévenu que je verrais la misère et l'insalubrité, je les vois ; je les sens, aussi. Par les vitres m'arrivent tantôt des effluves légèrement épicées et assez agréables, tantôt des miasmes insoutenables pour qui est habitué à la propreté presque clinique, en comparaison, des métropoles européennes.

Le taxi, finalement, me laisse, ou plutôt nous laisse : nous sommes quatre Français de Sciences Po à être arrivés ensemble, et nous rejoignons une de nos collègues, arrivée quelques jours plus tôt avec ses parents. Elle a récupéré l'appartement d'une autre étudiante de notre école, qui était à Delhi l'an passé. Il est agréable de ne pas avoir à chercher où poser ses valises. L'appartement, du reste, est très bien. En France, on le trouverait sans doute délabré, mais au regard des standards indiens il serait presque luxueux. Il est situé dans un quartier résidentiel, Munirka DDA Flat, qui est juste à côté de JNU, notre université.

Nous prenons l'air un instant sur la terrasse et sur le toit. Je n'arrive pas à réaliser que je suis en Inde. Je ne suis ni angoissé, ni excité, ni heureux, ni triste. Je suis écrasé par le seul fait d'être présent dans un pays dont je ne connais rien, je ne ressens rien d'autre, je ne peux qu'observer, écouter. J'entends le vrombissement des avions qui volent très bas au-dessus du quartier, et j'entends les gardes du quartier qui rythment leur ronde de coups de sifflet tout en frappant le sol de lourds batons - pour signaler leur présence, dissuader les voleurs, rassurer les habitants?
Bientôt couché, je ne tarde pas à m'endormir. Nous sommes cinq dans une grande chambre rectangulaire, installés sur des matelas mis les uns à côté des autres. Je suis le seul garçon, et je me sens gêné. Les ventilateurs brassent l'air inlassablement. On nous a prévenus qu'il n'y aurait pas d'eau dans la salle de bains pour les deux jours suivants. Tout cela est insignifiant, au fond. Nous sommes en Inde ; nous ne pouvons nous permettre de dresser des comparaisons entre Paris et Delhi, nous devons même l'éviter à tout prix, parce qu'on ne peut pas comparer l'incomparable, et parce qu'on ne peut s'adapter à la différence si on la ramène toujours à ce que l'on connaît. S'adapter implique d'ouvrir un cahier vierge, débarassé autant que possible des préjugés, des comparaisons, des questionnements, et même, du moins au départ, des opinions, des sentiments. Ceux-ci viendront plus tard. Pour l'instant, il faut savoir être amnésique. Pour l'instant, il faut dormir.


Le lendemain, au lever, je suis surpris par le beau rouge brique des façades des immeubles de Munirka, et par la végétation assez fournie et très verte qui pousse partout dans Munirka, jusque dans un Central Park au gazon presque digne des pelouses anglaises - je m'amuse à penser que c'est un reste de l'époque coloniale.

Mes collègues françaises et moi voulons nous rendre à Priya, un quartier dont on nous a parlé, dans le but de faire quelques courses et de trouver de quoi donner des nouvelles à ceux que nous avons laissés en France - dès mon arrivée, j'ai ressenti le besoin violent de communiquer avec les personnes que j'aime, non pas tant parce qu'elles me manquent - il est encore un peu tôt pour cela - que pour leur faire partager mes premières impressions, si limitées soient-elles. J'ai le pressentiment que leur parler, écouter leurs réactions, m'aidera à prendre conscience de mes propres sensations, à réaliser que je suis en Inde, en Inde pour dix mois.

Nous comptons d'abord, grâce à quelques indications, trouver Priya à pied. Nous commençons donc à errer dans les rues tantôt goudronnées, tantôt terreuses, de Munirka. C'est notre premier contact direct et intégral avec l'Inde - car le taxi de la veille était une bulle d'où nous pouvions voir sans être vus. De fait, tout est différent lorsque l'on marche dans la rue, au milieu des Indiens : alors, on s'expose, alors on est vraiment l'étranger, dévisagé comme tel. Tout le monde nous regarde, mais sans animosité, sans malveillance, juste avec une certaine curiosité et, sans doute, une gentille moquerie. Cette dernière semble tout spécialement suscitée par la casquette que je porte pour me protéger des rayons de Soleil qui, lorsqu'ils filtrent à travers les nombreux nuages, sont particulièrement forts. Mes camarades, en raison de leur sexe et bien qu'elles soient habillées de façon à ne pas provoquer, sont dardées de quelques regards pesants, soupçonneux de la part des femmes indiennes, ambigus de la part des hommes. Quant à moi, je suis gratifié de sourires inoubliables, d'une beauté profondément émouvante, offerts par de jeunes garçons ou adolescents : j'ai l'impression de les émerveiller, sans doute parce que je leur parais représenter un Occident qu'ils imaginent lumineux.

Très vite, nous sommes perdus dans Munirka. Nous sommes perdus au sens propre, parce que nous n'arrivons pas à trouver Priya, et que les informations que nous demandons à des gens dans la rue s'avèrent contradictoires. Il faut dire que les personnes que nous interrogeons ne connaissent pas l'anglais, et que nous autres ne connaissons pas l'hindi ; quoi qu'il en soit, ils manifestent tous une volonté de nous aider, et une gentillesse qui, très vite, nous met un peu plus à l'aise. Pourtant, nous sommes aussi perdus au sens figuré, tant les rues que nous empruntons sont "dépaysantes" : sales, bruyantes, animées au-delà de tout ce que l'on peut connaître en France. Les boutiques se ressemblent toutes par leur fouillis, il faut y attarder son regard pour parvenir à déterminer ce qu'elles vendent. Les produits, quels qu'ils soient, semblent disposés sans la moindre organisation. La plus petite échope emploie quatre ou cinq personnes ; le travail de certaines d'entre elles se limite à mettre les achats des clients dans des sacs plastiques ; d'autres, même, semblent n'avoir rien à faire, et se contentent d'observer, debout à côté de la caisse. Il y a de petites boutiques où des femmes font la lessive et repassent, il y a des barbiers à l'hygiène douteuse, des comptoirs où les gens viennent retirer du lait dans des bidons qu'ils apportent. Il y a aussi des marchands ambulants, qui poussent de grosses charettes couvertes de fruits, notamment de mangues savoureuses - nous en avons acheté -, ou des sortes de stands vendant des cartes de téléphone, des journaux, des chips, des chewing-gums. Il y a encore des enfants ou des femmes qui, assis sur le trottoir, font cuire sur quelques braises des épis de maïs et qui nous interpelllent. D'ailleurs, partout où notre regard se pose, il rencontre un vendeur, qui, d'un signe de la tête, d'un geste du bras, nous incite à lui acheter quelque chose. Et puis ces vaches sacrées, et puis ces klaxons, et puis ces rickshaws ; cette misère matérielle, cette richesse humaine et toute cette vie.

Nous optons finalement pour la facilité, et prenons un rickshaw, non sans avoir négocié le prix. Trente roupies pour aller à Priya, soit aux alentours de cinquante centimes d'euro (50 roupies équivalant à un peu moins d'un euro). Pourquoi négocier? Pour gagner cinq roupies, dix de nos centimes? Oui, parfaitement, pour une somme aussi insignifiante ; mais pour le principe, aussi : nous allons vivre un an en Inde, et si notre pouvoir d'achat est conséquent, ce n'est pas une raison pour accepter sans broncher de payer un tarif supérieur à ce qu'il est normalement. Ce n'est pas que nous sommes à quelques roupies près, ce n'est pas non plus, bien sûr, que nous refusons de donner à un travailleur de quoi nourrir un peu mieux les siens le soir, c'est que nous devons vivre en Inde, et que négocier fait partie intégrante de la vie indienne. En renonçant à négocier, nous resterions des touristes, et nous sommes venus pour être un peu plus que des touristes.


A Priya, on trouve un complexe de cinéma, un Mac Donald's, un Subway, des boutiques de grandes marques comme Adidas. C'est un quartier à l'occidentale, si l'on peut dire, un quartier riche. D’ailleurs, on ne nous y regarde pas, alors que partout ailleurs on n’a d’yeux que pour nous. Et il y a beaucoup moins à en dire que sur Munirka.

Nous achetons dans une sorte de superette quelques produits alimentaires et sanitaires, avec des prix qui, pour l'Inde, sont élevés, mais qui sont fixés, et ne laissent donc pas de place à la négociation. Nous allons dans un cybercafé, téléphonons depuis des cabines, donnons quelques nouvelles comme nous espérions le faire. Nous allons dans une librairie acheter un guide de Delhi. Là, un homme m'aborde, et commence à me parler, dans un anglais approximatif dont je ne saisis qu'un mot sur trois :
'D'où viens-tu?'
'De France. Paris.'
'Ah! Je suis désolé pour la défaite contre l'Italie.'
Et, à ma grande surprise, cet Indien me parle pendant dix minutes de la finale de la Coupe du Monde de football, de Zidane, qu'il essaie de comparer à Platini, du système de jeu français, du championnat français - de Marseille et de Lyon, du moins.
'La France devrait jouer en 4-4-2 ou en 4-3-3', me dit-il.
Dire que tout le monde croit, en France, que les Indiens se fichent du football! Il est vrai qu'ils préfèrent le cricket ; il est vrai aussi qu'en matière de football ils n'ont ni championnat, ni équipe nationale, autant que je sache - en tout cas, si cela existe, ce doit être marginal. Cependant, le fait est qu'ils s'intéressent au football : un autre Indien m'avait dit que ses compatriotes supportent traditionnellement le Brésil, ou, lorsqu'il ne joue pas et qu'il est éliminé, la France ; dans les rues de Munirka, beaucoup de jeunes Indiens tapent la balle, comme on s'attendrait à le voir dans les rues de Sao Paolo ; la presse indienne, que j'ai survolée, parle de "Zizou" ; plus tard, j'ai même croisé un garçon arborant fièrement un maillot floqué du nom de Zidane. Je lui ai dit que j'étais Français en montrant le coq sur son maillot, il a fait un grand sourire, et m'a lancé :
'Yeaaaaah, Zidane!'

Le football est décidemment universel, décidemment magique : après ce bref échange, je me suis senti vraiment bien. Non parce que j'ai besoin d'entendre parler de football ou de Zidane, mais parce que j'avais établi la communication à l'improviste, avec ce jeune Indien qu'évidemment je ne connaissais pas, parce que tout d'un coup je me sentais proche de lui, et, à travers lui, de l'Inde entière. Pour la première fois, j'ai commencé à me sentir un peu chez moi à Delhi, si peu de temps après mon arrivée.