23.7.06

Dimanche 23 juillet, 13h

Mes collègues et moi avons déjà eu l'occasion de nous rendre deux fois à Jawaharlal Nehru University (JNU, prononcer djainiou), où nous étudierons et où nous essaierons de nous inscrire à partir de demain - pour l'instant, nous sommes dans le plus grand flou quant au statut, aux obligations et aux cours que nous aurons.

Le campus en lui-même vaut le détour : c'est une immense jungle, où ce cotoient des espèces très diverses, aussi bien animales que végétales. Ainsi, plus de trois cents variétés d'oiseaux sont répertoriées. Je suis incompétent en ornithologie, mais j'ai quand même su reconnaître un paon, perché sur un arbre. C'est, paraît-il, l'oiseau national. Cette nature luxuriante est sillonnée par une grande route goudronnée sur laquelle circulent motos, rickshaws, bus et voitures, et par d'autres voies au revêtement plus aléatoire. Lorsqu'on les suit, on s'aperçoit très vite que le campus comme une sorte de ville très dispersée : on y trouve tout ce dont on peut avoir besoin pour vivre, dans des "shopping complexes" qui semblent avoir été semés au hasard dans la jungle. Ainsi, certains étudiants, logeant dans les hostels de l'université, ne sortent jamais du campus. Je trouve cela un peu triste, mais c'est davantage une question de moyens que de choix, pour la très grande majorité des étudiants, dont certains vivent avec quelques dizaines de roupies par semaine : sur le campus, tout est moins cher.

Accentuant l'impression que JNU est une ville dans la ville, les magnifiques affiches syndicales peintes à la main - les affiches imprimées étant interdites -, sont le signe le plus omniprésent de l'activité des étudiants, comme si c'était à JNU que se décidait l'avenir d'un pays entier. "Everything is political in JNU", selon une formule consacrée. Dans les faits, JNU est très marquée à gauche : ce sont les syndicats marxistes et altermondialistes qui paraissent les plus visibles, même si la droite modérée et le nationalisme hindou sont aussi représentés. Sous l'effet de ce tiraillement entre les extrêmes, les élections syndicales déchaînent les passions et sont le moment fort de l'année : les cours sont suspendus les jours de vote, le comptage des voix et la proclamation des résultats donnent lieu à une grande fête.

Le campus est déjà animé ; j'ai hâte de voir ce que cela donnera lorsque les cours auront commencé.

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Lorsqu'on s'est promené dans les chemins qui sillonnent Munirka, on n'a encore rien vu. Il faut se rendre à la limite du quartier, à Munirka Market. Toutes les impressions y sont décuplées, centuplées. Les rues sont étroites et grouillantes. D'un côté de la main road par laquelle on peut se rendre à Priya, on trouve des tailleurs, des marchands de meuble, des épiceries, des magasins d'électronique ou de téléphones, des laveries. De l'autre côté se succèdent des marchands de fruits et légumes, souvent jeunes, toujours miséreux. Nous avons fait quelques courses. J'ai acheté vingt roupies un régime de petites bananes - quelque chose comme une roupie par banane. Pour le coup, je n'ai pas osé négocier. Le vendeur, un adolescent, paraissait trouver absurde que je ne lui prenne que des bananes, sans doute un de ses produits les moins chers. Il insistait tant bien que mal pour que j'achète autre chose. Evidemment, il ne parlait que l'hindi ; évidemment, je ne comprenais pas, et il le voyait bien, mais il continuait à me parler, sans répit. J'ai résisté, non sans peine, et sans parvenir à m'éloigner de son pauvre étalage. J'étais fasciné par son regard, son sourire un peu triste mais si beau, qu'il n'abandonnait jamais. Finalement, je suis parti ; peu rancunier, il m'a serré la main. Je me suis promis que je reviendrais le voir.

Munirka Market est sans doute, dans tout ce que j'ai vu pour l'instant, ce qui s'approche le plus d'une certaine idée que l'on pourrait se faire de l'Inde authentique. Cependant, je ne doute pas une seconde que je suis loin d'être au bout de mes surprises.

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La chaleur est parfois difficile à supporter - je ne sais pas si l'on peut s'y faire, puisque je vois qu'elle fait même transpirer. Heureusement, dès septembre, la température devrait s'abaisser, et les mois d'octobre à mars seront plus frais, voire froids. Il fait 0°C à Delhi, la nuit, en hiver. J'ai peine à l'imaginer en ce moment.

Ces jours-ci, je transpire continuellement. Lorsque je me réveille le matin, ma joue est collée contre l'oreiller, mes cheveux plaqués sur mon front. Lorsque je ne fais rien, la sueur perle à mon front ; lorsque je marche, elle tombe à grosses gouttes en me chatouillant le nez. Il n'y a guère que lorsque je suis sous le misérable jet de ma douche froide - tiède, en réalité, car l'eau ne peut pas être froide - que je ne transpire plus. Sitôt que j'en sors, le seul fait de devoir m'essuyer avec ma serviette recommence à me donner chaud. Les crèmes solaire et anti-moustique dont je dois me tartiner, en bon occidental, accentuent encore mon impression d'avoir la peau constamment humide et grasse.

J'essaie d'éviter de m'en plaindre. Ce n'est pas facile.

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Dans l'appartement où je loge pour l'instant, outre les quatre Françaises, il y a un couple, composé de Sonia, une étudiante espagnole en stage dans son ambassade, et de Dhruv, un Indien.

Dhruv est extraordinaire. Il a étudié les grandes religions et la philosophie, notamment celle des penseurs français, de Sartre.
'En France, nous raconte-t-il un soir sur la terrasse de l'appartement, il y a beaucoup de philosophes, parce que les gens ont le temps de réfléchir à autre chose qu'à la façon dont ils pourront gagner leur vie. En Inde, il n'y a pas de philosophe, parce que les gens travaillent sans cesse, mais il n'y a pas pour autant moins de sagesse.'

Désormais, Dhruv travaille dans la mode, pour des grandes marques, comme Figaret ou Dior. Cela l'amène à voyager, surtout à Hong Kong et en Europe, il connaît très bien la France, où il a vécu, et d'autres grandes villes du vieux continent. Il parle parfaitement français, anglais, il doit aussi maîtriser l'espagnol. Il vit comme les jeunes Européens, il aime sortir le soir, il boit du vin, il soigne son apparence physique. Il est aussi occidentalisé qu'il est possible de l'être.

Toutefois, son identité indienne est très forte. Il est né dans le Penjab. Lorsqu'il avait six ans, son père l'a confié à un vieux sage, en compagnie duquel il est resté dans les montagnes, pendant quatre ans, sans voir qui que ce soit d'autre, même pas sa famille, et sans aller à l'école. Quatre ans de silences imposés, de contemplation, de méditation.
'A dix ans, lorsque je suis redescendu de la montagne, je ne connaissais rien, mais j'avais appris beaucoup.' Il avait appris, nous explique-t-il, la valeur de chaque chose, jusqu'au plus petit caillou, 'celui que tu méprises et ignores jusqu'à ce que tu marches pieds nus sur le sol et qu'il t'écorche le pied'. Il avait appris la valeur la vie.
'Si tu as du caviar et du champagne tous les soirs, c'est très bien ; mais si tu n'as que du pain sec et de l'eau, tu peux être tout aussi heureux.' Etre heureux avec ce que l'on a, voilà ce qui semble être son grand principe. Voilà ce qui semble être son hindouisme. Après tout, l'hindouisme n'est pas une religion, c'est bien connu.

Dhruv est fier, fier de réussir et de gagner beaucoup d'argent - en Inde, la richesse tend à s'afficher sans complexe, au contraire de ce qui se passe en France. Fier, aussi, de son pays. Si occidentalisé qu'il soit, il ne le renie pas une seconde. Il est même visible qu'il l'aime.
'En Inde, toi l'Occidental, tu découvres qui tu es. Les Indiens sont hypocrites, mais comme ils sont aussi étouffants, comme ils ne te laissent pas d'espace, ils t'amèneront dans tes retranchements, ils te pousseront à te révéler à toi-même, à te débarasser de l'enveloppe dont tu te recouvres lorsque tu es en Occident. Le fait que tu aies choisi de partir en Inde prouve déjà beaucoup de choses sur toi. Lorsque tu reviendras en France, tu ne seras pas forcément plus mature, mais tu sauras ce que tu vaux, ce que tu veux.'
Et encore :
'Lorsque tu ne vaux rien quelque part, tu fuis. Beaucoup des Occidentaux qui s'installent durablement en Inde sont considérés comme des moins que rien dans leur pays d'origine. Et, lorsqu'ils arrivent en Inde, ils gagnent des salaires qui leur permettent de vivre aisément, ils sont vus comme des princes. L'Inde est un pays où les Occidentaux qui ont raté leur vie chez eux ont une seconde chance, sans que personne, ici, ne leur pose de question.'

Dhruv aime son pays jusque dans ses défauts :
'La corruption, en Inde, est nécessaire à ce que beaucoup de choses fonctionnent. En Inde, lorsque tu es au mauvais endroit au mauvais moment, quand on t'arrête parce qu'on croit que tu as commis un crime, alors que tu es innocent, tu as moyen d'obtenir ta libération par la corruption.'
Dhruv semble ignorer les cas où des coupables obtiennent également leur libération par la corruption. Il continue :
'Les castes et les sectes religieuses permettent que cette corruption ne soient pas réservée aux riches. L'homme innocent qui est arrêté pourra s'en sortir même s'il n'a pas d'argent, car il ira voir un chef de sa caste, un chef de sa secte, il lui dira "j'appartiens à ta caste, j'appartiens à ta secte", et le chef l'aidera, sans rien lui demander en retour, car il ressentira le besoin de l'aider.'

A entendre Dhruv, un soir, à la lueur d'une chandelle allumée pour parer aux pannes de courant - qui sont quoditiennes -, on se dit qu'il n'est pas toujours de bonne foi, qu'on pourrait lui opposer bien des arguments s'il nous accordait un répit dans son flot de paroles, mais on a, malgré tout, le sentiment extraordinaire que l'Inde est le pays de la Liberté et de la Vérité, et on ne demande qu'à le croire.