1.2.07

KOLKATA, grandeur et décadence, et grandeur

Vendredi 26 janvier, les Indiens célébraient le Republic day, qui commémore l'adoption de la Constitution, en 1950. Mardi 30 janvier avait lieu une fête musulmane. Ces deux jours fériés, encadrant si bien le week-end, offraient une parfaite opportunité de voyage. Avec Clémence et son copain allemand Henry, je suis donc allé cinq jours à Kolkata - anciennement Calcutta. Car, de même que Bombay et Madras s'appellent désormais respectivement Mumbai et Chennai, Calcutta est récemment devenue Kolkata, comme pour marquer l'émergence de la nation indienne, pour indiquer la fin d'un chapitre douloureux de l'histoire, pour témoigner de la ferme résolution de se tourner vers l'avenir.

Kolkata, pourtant, m'a donné l'impression très nette d'appartenir au passé, de vivre sur les ruines de sa grandeur de jadis. La ville qui à l'époque s'appelait Calcutta fut fondée par les Anglais de l'East India Company au XVIIème siècle, à partir d'un modeste village sur les rives de la Hooghly, qui n'est en fait rien d'autre qu'un des bras du Gange, lorsque celui-ci s'épanouit en un delta débouchant sur la baie du Bengale. Plus tard, Calcutta devint la capitale et la perle de l'Empire britannique des Indes. Pour ceux qui en avaient les moyens, il faisait bon vivre dans cette "cité des palais", comme on la surnomma. Evidemment, le sort de la plupart des indigènes, regroupés dans les bidonvilles de la black town était moins enviable, mais le prestige de la ville n'en était pas altéré.

Cependant, la deuxième moitié du XIXème siècle fut le temps d'une "renaissance du Bengale", dont le centre fut Calcutta. Ce mouvement fut animé par des intellectuels et des leaders spirituels comme Rammohun Roy, Ramakrishna, Swami Vivekananda et plus tard Rabindranath Tagore (dessinateur, poète récompensé du prix Nobel de littérature en 1913, auteur de l'hymne indien, grand penseur, particulièrement intéressé par les questions d'éducation et d'ailleurs fondateur d'une école "alternative" qui existe encore et d'où sont sortis entre autres Indira Gandhi, Satyajit Ray et Amartya Sen). Rapidement, la renaissance du Bengale se transforma en mouvement nationaliste indien, réhabilitant la civilisation indienne et l'hindouisme, critiquant la modernité occidentale, et se fixant le but ultime de mobiliser les masses pour libérer le pays du joug britannique et construire la nation indienne. Ainsi, de capitale de l'Empire britannique des Indes, Calcutta devint la capitale de la cause nationaliste indienne, tant et si bien que les Britanniques finirent par transférer le centre de leur pouvoir à New Delhi, en 1911.

La ville jouit donc d'un double prestige : celui d'avoir été une fastueuse (pour certains du moins) capitale de l'époque coloniale, et celui, bien plus grand encore pour les Indiens, d'avoir été le point de départ et le centre du mouvement nationaliste. Aujourd'hui encore, Kolkata bénéficie des échos de ce passé glorieux : la ville, notamment par sa superbe architecture coloniale, attire des milliers de touristes, et reste indubitablement la capitale culturelle et intellectuelle de l'Inde. Son activité de contestation politique est toujours intense : Kolkata est la capitale du West Bengal, le seul Etat indien dirigé depuis plus de trente ans par le parti communiste indien - aucun gouvernement communiste démocratiquement élu n'a tenu aussi longtemps dans le monde. La ville est également réputée pour la fréquence de ses grèves. Cependant, la place unique qu'occupe Kolkata en Inde est très clairement liée, voire même légitimée par la place qu'occupa Calcutta des débuts de l'époque coloniale jusqu'à l'indépendance. En d'autres termes, c'est bien Calcutta, et non Kolkata, qui est la fierté des Indiens. Kolkata, c'est la décadence de Calcutta la grande, et la tentative tantôt désespérée, tantôt récompensée, d'entretenir la gloire passée. Kolkata vit sur le souvenir de Calcutta. C'est en cela que Kolkata est une ville du passé.

D'ailleurs, qu'est-ce que c'est, aujourd'hui, que Kolkata? J'ai parlé du rôle politique de la ville, de sa vitalité contestataire, culturelle et intellectuelle - et il faut bien concéder que ces aspects de Calcutta la grande, que l'on ressent parmi les bouquinistes de College Street ou à l'Indian Coffee House (l'équivalent local des cafés germanopratins), subsistent largement chez Kolkata, limitant son déclin.

Mais pour le reste, il n'est que de se promener dans les rues de la ville. Kolkata, ce sont des bâtiments délabrés, dont trop peu sont rénovés, faute de moyens. Leur superbe d'antan s'écroule en ruines, ou disparaît derrière des pancartes publicitaires immenses, des arbres sortant d'entre les briques, et sous une crasse omniprésente, que l'on retrouve jusque sur les vastes pelouses du Maidan, ou dans les eaux du fleuve sacré où des milliers de personnes continuent pourtant de se laver chaque jour, sur les ghats. Kolkata, c'est aussi un trafic surchargé et une pollution épouvantable, enveloppant la ville dans des nappes d'un brouillard infâme qui empêche parfois de voir l'autre rive du fleuve. Même à Mumbai ou à Delhi, qui ne sont pourtant pas réputées pour la qualité de leur air, je n'ai jamais eu une telle impression de suffocation. En me mouchant, je saupoudrais mon mouchoir d'une poussière noire - l'exemple est peu poétique mais suffisamment révélateur. Kolkata, c'est encore une ville qui a connu une longue stagnation économique après l'indépendance, dont elle commence seulement à se relever, un peu ; et une ville qui ne s'est jamais vraiment remise du traumatisme de la partition avec le Bangladesh, des tensions entre Inde et Pakistan, et des mouvements migratoires de grande ampleur que ces phénomènes politiques ont déclenchés (de nombreux Musulmans fuyant l'Inde, et de nombreux Hindous fuyant le Bangladesh pour Calcutta).

Car Kolkata, c'est enfin et surtout une population de quinze millions d'individus, qui en fait la troisième métropole la plus peuplée de l'Inde après Mumbai (20 millions) et Delhi (18 millions), et avant Chennai et Bangalore (7 et 6 millions respectivement). Kolkata est cependant la ville du pays qui connaît la plus forte densité, et, en effet, les rues de Kolkata donnent l'impression de grouiller continuellement de vie. Il va sans dire que cette population est, à l'image de l'Inde, à la fois belle par sa diversité culturelle, ethnique et religieuse, et terrifiante par sa misère partout sensible : chez ces mendiants qui poursuivent les touristes jusqu'à les faire entrer dans une colère qui dissimule mal leur profond malaise, chez ces personnes de tous âges qui dorment sur les trottoirs, chez les enfants qui font la manche ou travaillent plutôt que d'aller à l'école, où ils auraient pourtant une chance de se forger un avenir différent de l'existence entière de ces vieillards qui, à l'âge de la barbe blanche, vont encore pieds nus dans les rues, tirant des pulling-rickshaws à la seule force de leurs bras et de leurs jambes, pour quelques roupies. D'ailleurs, ironiquement, la personnalité la plus connue de Kolkata dans le monde n'est pas une figure liée à Calcutta la grande, centre du mouvement nationaliste indien, mais une Albanaise qui eut à coeur de s'occuper d'êtres parmi les plus misérables de la planète : lépreux, aveugles, habitants des bidonvilles, etc. La personnalité la plus connue de Kolkata dans le monde n'est ni Ramakrishna, ni Tagore, mais bien sûr Mère Teresa. Et cela est suffisamment révélateur de ce qu'est vraiment Kolkata pour qu'il ne soit pas la peine de s'étendre davantage là-dessus.

Malgré tout cela, et même grâce à tout cela, Kolkata est une ville passionnante, et même attachante. J'ai beaucoup aimé les cinq jours que j'y ai passés. J'ai aimé les clairs-obscurs des rues, la nuit, et j'ai aimé les couleurs : les jaunes et les oranges du marché aux fleurs, sous le Howrah Bridge - l'emblématique pont métallique -, la mosaïque de couleurs des fruits et le rouge sanguinolant de la viande de New Market, le blanc éclatant des bâtiments de l'époque coloniale (du moins de ceux qui ont été rénovés - ou entretenus), le jaune des taxis, le bleu des tramways ou le vert des pelouses du Maidan. J'ai aimé l'animation constante et omniprésente, même si elle est parfois fatigante. J'ai aimé trouver, comme à Mumbai, des églises (arméniennes notamment) côtoyant des temples jaïns dans toute leur splendeur kitschissime, et des mosquées côtoyant des temples hindous. J'ai aimé, à Kolkata comme partout ailleurs en Inde, le sourire et la chaleur des habitants, la facilité avec laquelle on peut commencer une discussion sympathique avec un parfait inconnu en pleine rue. Et puis, bien sûr, j'ai aimé la richesse de la culture, les musées, les monuments, notamment cet extraordinaire Marble Palace, qui abrite un nombre incroyable de tableaux, sculptures, meubles et autres objets d'art. Peut-être ce qui me l'a rendu plus savoureux encore est que nous n'étions pas censés pouvoir le visiter (faute d'une autorisation que nous aurions dû aller chercher au bureau du tourisme), comme nous n'aurions pas été censés visiter le cimetière colonial de Park Street cinq minutes après son heure de fermeture. Dans les deux cas, nous avons eu recours au traditionnel backchich, et il fut à la fois amusant et triste de constater la facilité avec laquelle les gardiens ont cédé à l'évocation d'un billet de cinquante roupies.

J'avoue mon crime, j'ai corrompu des officiers du gouvernement. Comprenez-moi, Monsieur le Juge, tout le monde le fait, et il est même vital pour l'économie du pays que la lourdeur administrative et bureaucratique puisse être surmontée par de mineurs arrangements avec la loi ; tout est question de mesure : la corruption dans les hautes sphères de l'Etat, voilà un problème très grave pour l'Inde, qui génère beaucoup d'immobilismes et d'injustices - et vue votre position, sauf votre respect, vous en savez peut-être bien quelque chose, Monsieur le Juge -, mais la corruption à un niveau aussi insignifiant, et, oserai-je dire, aussi inoffensif, Monsieur le Juge, c'est, dans l'état actuel du pays, une condition essentielle au dynamisme de l'Inde. C'est d'ailleurs ce que je disais au policier qui m'a interpellé, autour d'un verre de la bouteille de whisky qu'il avait acheté sous le manteau d'un chauffeur de rickshaw, et il était parfaitement d'accord avec moi. C'est l'Inde, Monsieur le Juge. Avez-vous déjà visité le Marble Palace? C'est Calcutta dans toute sa splendeur ; et le fait de ne pouvoir le visiter qu'en accomplissant une pénible démarche dans une bureaucratie aussi lourde que les nappes de brouillard jaunâtre qui pèsent sur la Hooghly, c'est Kolkata dans tout ce qu'elle a de pire. Laissez Kolkata exhaler librement les merveilles de Calcutta, en des vapeurs superbes qui suffiront à dissoudre les nuages de pollution aux narines des touristes, et cette fois c'est bien Kolkata qui triomphera, grandie par son héritage, et l'utilisant sagement pour construire un avenir enfin débarrassé de toute nostalgie.

Car Kolkata mérite mieux que ce qu'elle a. Kolkata est une ville qu'il est difficile de ne pas aimer, parce que, derrière tous ses problèmes (et l'insuffisante valorisation des sites susceptibles d'accroître les revenus du tourisme n'est ni le seul, ni le plus important de ces problèmes, bien sûr), quelque part dans le brouillard, on y décèle un potentiel extraordinaire, une immense richesse humaine et culturelle qui naît de l'histoire et du cosmopolitisme de la vieille métropole. Bien qu'elle ne fasse pas oublier que Calcutta a été majoritairement peuplée de miséreux même du temps de sa grandeur, la splendeur passée des bâtiments, que l'on imagine en constatant les façades délabrées, semble indiquer qu'un mieux est possible. La force des sentiments contradictoires que l'on éprouve à Kolkata détruit tout cynisme et tout défaitisme. A Kolkata on se sent vivant et prêt à se battre comme jamais.

A Kolkata on voudrait espérer.


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[Pour quelques informations historiques et factuelles et pour la plupart des chiffres complétant mon propos, dans cet article comme dans certains autres articles de ce blog, je suis redevable au formidable projet universaliste et humaniste qu'est Wikipedia, la célèbre encyclopédie en ligne, gratuite et ouverte à tous. L'honnêteté intellectuelle impose de le dire, et je ne l'avais pas encore fait.]


Prochainement sur ce blog, des photos de mon voyage à Kolkata.