31.5.07

Amritsar, l'Himalaya... et la France!

Voilà bien longtemps que je n'ai plus ajouté une ligne à ces carnets, et pour tout dire, j'écris ce nouveau billet depuis... la France. Mon séjour en Inde est en effet arrivé à son terme : je suis rentré en France le 24 mai à l'aube.

Les sensations du retour ont été les mêmes qu'en décembre - à la différence que le retour est, cette fois, définitif. Se retrouver soudain chez soi, dans son pays, au milieu des siens, après des mois dans un pays fortement dépaysant comme l'Inde peut l'être, suscite cette impression à la fois étrange et agréable de la replongée dans un univers quotidien, familier, habituel, et en même temps quelque peu distant, quelque peu embrumé par le long séjour ailleurs. Rien n'a changé, tout est tel que vous l'avez laissé, et pourtant rien n'est plus pareil : c'est que vous avez changé, c'est que votre regard sur les personnes et les choses n'est plus le même. Ce n'est pas de dépaysement inversé qu'il s'agit, mais l'on a la sensation d'avoir pris plus de distance, plus de recul par rapport à ce qui nous était proche. C'est comme si le familier, tout en restant familier, s'était éloigné, non pas tant en termes d'affection qu'en termes d'appartenance et d'identité. Car l'on a connu autre chose. C'est peut-être la manifestation de l'ouverture d'esprit dont on dit qu'elle est la conséquence inévitable - et ô combien souhaitable! - des voyages, et a fortiori des longs séjours à l'étranger.

Mon séjour en Inde étant arrivé à son terme, ces carnets doivent parvenir à leur conclusion. Mais avant de dresser un bilan de ces dix mois en Inde, je veux raconter mon dernier voyage, d'autant qu'il fut aussi l'un des plus beaux.

*

La raison pour laquelle je n'avais rien écrit dans ces carnets depuis début mars est tout simplement qu'entre mars et la mi-mai, je n'ai rien fait d'extraordinaire, je n'ai pas quitté Delhi une seule fois. Je suis resté cantonné à la routine des cours à JNU - pour autant que l'on puisse parler de routine pour un Occidental en Inde. Le 1er mai, j'ai eu mon dernier examen de fin de semestre à JNU, et je me suis retrouvé en vacances - non sans une certaine ironie, le jour de la fête du travail. Puisque je ne quittais le pays que le 24 mai, j'ai pu entreprendre un dernier voyage en Inde, avant de me consacrer aux fastidieux préparatifs de retour - il m'a fallu vendre mes meubles, expédier une lourde malle par la poste (puisse-t-elle m'arriver!), faire mes adieux, prendre des photographies de ce que j'avais toujours oublié de photographier car c'était en permanence devant mes yeux, c'est-à-dire mon quotidien, JNU et Munirka.

A Delhi, depuis début avril, le climat était brûlant - avec des températures voisines de 40°C, montant parfois jusqu'à 45°C - et aride, ce qui avait pour effet de rendre l'air particulièrement irrespirable, chargé de pollution et de poussière. Ce climat est au final largement moins désagréable que le climat moins chaud mais plus humide que j'avais trouvé à mon arrivée en Inde, et qui s'était prolongé jusqu'en septembre - on souffle et transpire beaucoup plus à 32°C et 80% d'humidité qu'à 45°C et 10% d'humidité. Néanmoins, pour mon dernier voyage, j'étais désireux de trouver un climat plus doux, un air plus respirable, et d'aller dans la seule direction que je n'avais pas encore explorée. J'avais fait l'Est avec Kolkata, l'Ouest avec Bombay et le Rajasthan, le Sud avec Goa, Pondichéry, etc. J'ai donc fini par le Nord, par l'Himalaya, comme pour faire un premier pas vers les nuages où m'emmènerait l'avion du retour, comme pour prendre de l'altitude et du recul pour contempler l'Inde à mes pieds - en toute modestie, naturellement.

J'ai effectué ce voyage avec Clémence et Christian, que les lecteurs assidus de ces carnets connaissent déjà car j'ai déjà voyagé avec eux, mais aussi avec Mike, un Américain du Vermont, qui a passé un semestre à JNU. Ce fut un groupe de voyage extrêmement sympathique et solide, au plus grand étonnement de certains Indiens, qui ont parfois du mal à comprendre comment deux Français, un Allemand et un Américain peuvent s'entendre. L'amitié franco-allemande, en particulier, suscite fréquemment des froncements de sourcils chez les Indiens. Faut-il leur dire qu'un jour, peut-être, il en ira des Pakistanais et des Indiens comme il en va aujourd'hui des Allemands et des Français? Que les rivalités entre peuples ne sont jamais définitives, et qu'il est possible de convertir les pires hostilités en sincères amitiés, autour d'un projet pacifique et humaniste, défendant les intérêts communs aux deux peuples? Le caractère novateur, progressiste et moderne, voire post-moderne de l'Union européenne est saisissant... dès que l'on sort de l'Europe.

Mais l'Inde est une nation encore jeune. Le temps n'est pas si lointain, où Churchill la qualifiait de "simple expression géographique". L'Inde est une nation jeune, oui, et elle en a les attributs : les Indiens sont profondément patriotes, chauvins, ou nationalistes, selon les individus. A cet égard, j'ai assisté à un spectacle qui m'a semblé surréaliste.

En effet, mon dernier voyage indien, a commencé par une étape à Amritsar, capitale du Punjab. Amritsar n'est absolument pas dans les montagnes, il y fait aussi chaud et étouffant qu'à Delhi, mais je voulais voir cette ville, qui est connue pour être la ville sacrée des Sikhs. Les Sikhs forment une minorité religieuse indienne. Leur foi est à la croisée de l'hindouisme, de l'Islam et des croyances zoroastriennes, avec une composante progressiste et une composante guerrière - les Sikhs, qui s'appellent presque tous Singh ('lion'), sont animés de valeurs de courage, de vertu militaire et de résistance, portent toujours un poignard sur le flan - en plus du turban sur la tête et du bracelet au poignet - et, de fait, représentent traditionnellement un fort pourcentage des effectifs de l'armée indienne. (L'actuel premier ministre indien, Manmohan Singh, est un Sikh.)

Amritsar est donc la ville sainte des Sikhs, bâtie autour du magnifique Temple d'Or, qui flotte sur son lac, au milieu d'un sanctuaire de marbre blanc, aveuglant au soleil. Ce sanctuaire, comme beaucoup de lieux de culte en Inde, donne l'impression d'être un lieu de vie plus encore qu'un lieu de prière - ce que nos églises se contentent d'être. On y trouve une cantine, où chacun peut être nourri gratuitement, et des salles de repos. Les gens viennent en famille, après leur journée de travail, font leur toilette dans l'eau sacrée, se prélassent à l'ombre des colonnades, discutent entre eux. C'est un lieu de socialisation élémentaire, un lieu saint, mais qui est en même temps pris avec une légèreté et une familiarité qu'on ne trouve pas dans les religions d'Europe.

La grande majorité des Sikhs indiens vivent à Amritsar et dans le petit Etat du Punjab dont Amritsar est la capitale. Hors du Punjab, on ne trouve guère de Sikhs que dans les grandes métropoles, comme Delhi ou Bombay, et, à la rigueur, dans les Etats voisins du Punjab. Au début des années 1980, il y avait donc de fortes revendications de la part de nombreux Sikhs pour un Punjab indépendant. Elles prirent un tour violent, et Indira Gandhi réprima durement le mouvement, en commettant le sacrilège d'assassiner des militants sikhs qui s'étaient réfugiés dans le Temple d'Or, et en causant de graves dommages au sanctuaire. Ce tort irréparable lui coûta cher, puisque la fille de Nehru fut assassinée en 1984 par ses gardes du corps sikhs...

Je disais donc, pour en revenir à ce sujet, que j'ai assisté au spectacle surréaliste du patriotisme des Indiens. Amritsar, en effet, est toute proche de la frontière indo-pakistanaise. Or, au poste frontière de Waga, à une trentaine de kilomètres d'Amritsar, se déroule tous les soirs une étrange cérémonie, que j'ai pu suivre. Des deux côtés de la porte entre les deux pays, autour du poste frontière, les soldats indiens et pakistanais font les coqs : c'est à qui sera le plus impressionnant, à qui marchera le plus vite, à qui lèvera la patte le plus haut, à qui tiendra son cri le plus longtemps sur la même note sans respirer. Puis la porte s'ouvre, et un officier indien serre vigoureusement la main d'un officier pakistanais. Alors que le soleil se couche, les drapeaux des deux pays sont ensuite abaissés simultanément, de sorte que l'un ne soit jamais plus haut que l'autre. Bref, c'est un concours en la matière de l'honneur militaire le plus primaire. Mais le vrai spectacle est dans les tribunes, des deux côtés de la frontière : car c'est une foule immense qui assiste à la cérémonie. Et tandis que les soldats des deux pays rivalisent dans la marche militaire, les spectateurs des deux pays les encouragent avec ferveur et rivalisent, eux, dans le slogan patriotique. Il faut hurler plus fort, montrer plus d'enthousiasme, afficher plus de fierté nationale que de l'autre côté de la porte.

Vraiment, il n'y a rien de plus curieux que cette grande messe du patriotisme pour un Européen pour qui l'idée même de Nation n'est plus forcément de la plus fraîche actualité et de la plus grande pertinence. Pour tout dire, je me suis même senti mal à l'aise, devant cette démonstration impressionnante, quoi que bon enfant, d'un patriotisme aveugle, proche du nationalisme militariste construit sur l'opposition à un rival, phénomène dont on sait les ravages qu'il a causé en Europe, à une époque où les nations européennes avaient l'âge qu'ont aujourd'hui les nations indienne et pakistanaise.

Cette cérémonie quotidienne est en tout cas une manifestation très claire de ce que les Indiens se sont enfin débarassés du complexe d'infériorité hérité d'une longue domination coloniale, et se perçoivent comme une nation forte, avec beaucoup d'orgueil. Malgré les innombrables problèmes qui pèsent encore sur la destinée de l'Inde, les Indiens sont extrêmement fiers de leur pays, et peut-être même un peu trop confiants en son avenir - ils donnent souvent l'impression de croire que les problèmes de pauvreté, de sous-développement, d'inégalités et de discriminations, etc., se résoudront d'eux-mêmes, automatiquement, par l'opération de quelque force surnaturelle, ou de la seule croissance économique. Je le leur souhaite, mais je n'y crois pas une seconde, évidemment.

*

Après Amritsar, nous sommes donc bel et bien allés dans les montagnes, et plus précisément en Himachal Pradesh, un des Etats himalayens de l'Inde.

Notre première étape là-bas fut Dharmshala / McLeod Ganj (les deux noms sont corrects, le premier est plus connu mais le second est plus précis). Mike et moi y arrivâmes par un bus qui roula de nuit pendant quatre heures et dans lequel nous n'avions pas de place assise - mais c'est chose fréquente en Inde, où les bus sont toujours bondés. Clémence et Christian, qui ne nous avaient pas accompagnés à Amritsar (ayant déjà visité cette ville), nous rejoignirent pour le petit déjeuner.

Située à 1700m d'altitude, McLeod Ganj est célèbre pour être la capitale du gouvernement tibétain en exil. C'est donc là que réside le Dalaï Lama. Toute la région est donc profondément marquée par la culture tibétaine et le bouddhisme - qui sont indissociables l'un de l'autre, évidemment. Ainsi, outre par les touristes et les babacools, les rues de McLeod Ganj sont fréquentées par des moines bouddhistes dans leurs tuniques rouges bordeaux, et l'on peut visiter plusieurs temples et monastères, pas forcément très beaux en eux-mêmes, mais en tout cas intéressants pour en apprendre davantage sur le bouddhisme.

McLeod Ganj est entouré de hautes et belles montagnes, mais qui sont fréquemment dans les nuages. Ce fut hélas le cas le jour où nous avions décidé de faire une grande randonnée. Si la vue dont nous pûmes jouir en fut considérablement réduite, et parfois même limitée à quelques mètres lorsque nous fûmes au milieu des nuages, notre promenade n'en fut pas moins magnifique pour autant. Le chemin que nous suivîmes, bien que plutôt sportif, était très fréquenté, en particulier par des touristes indiens peu sensibles au silence majestueux des grands paysages. Le parcours était même régulièrement ponctué de dhabas - ces petites baraques qui servent à boire et à manger. Même à 2900m, au lieu-dit Triund, nous avons trouvé une dhaba qui a pu nous vendre un plat chaud, ce qui était bien agréable - car nous étions loin des 45°C de Delhi! Christian et moi avons ensuite continué au-delà de Triund, vers la "snow line", située à 3200 ou 3400m (selon les versions), où nous avons pu voir et toucher les restes des neiges éternelles! Finalement, si les nuages obstruaient une vue sans doute superbe sur les autres montagnes, ils donnèrent leur charme propre, un peu magique, à la scène. Ce fut un moment assez inoubliable lorsque nous nous retrouvâmes seuls là-haut, à fouler les neiges éternelles au milieu des nuages, sans y voir à plus de cinquante mètres.

Un autre moment inoubliable de notre séjour à McLeod Ganj fut notre sortie au cinéma : en fait de cinéma, il s'agissait d'une petite salle aux murs en contreplaqué, avec pour fauteuils de vieux sièges de bus. L'appareil de projection était un vidéo-projecteur familial des plus ordinaires. Et quant au film, c'était une copie pirate, filmée par quelqu'un dans un cinéma chinois - à en croire les sous-titres originaux, auxquels le "pirate" avait ajouté des sous-titres écrits dans l'anglais le plus approximatif et le plus incohérent. L'image était inclinée, et l'ombre du fauteuil de devant - dans le cinéma chinois où le film avait été filmé, vous me suivez? - en cachait la partie inférieure. On voyait aussi des ombres - chinoises, donc - se lever de temps en temps, vraisemblablement pour aller satisfaire quelques besoins élémentaires. Tout ceci, pour la modique somme de 30 Roupies, était bien plus amusant que le film lui-même, navet ordinaire dont je ne tairai pas le nom : Spiderman 3.

De McLeod Ganj, nous allâmes ensuite à Simla, capitale de l'Etat, qui nous fit très mauvaise impression - mais sans doute n'étions-nous pas dans les meilleures conditions pour l'apprécier, après une nuit passée dans un bus particulièrement inconfortable sur des routes chaotiques. Nous reprîmes donc aussitôt le bus vers Sarahan... Où nous arrivâmes finalement en taxi. En effet, le chauffeur du bus que nous avions pris à Simla me fit la peur de ma vie en conduisant de manière complètement inconsciente : sur ces routes de montagne tortueuses et non goudronnées, serpentant le long d'un abrupt ravin, il roulait véritablement à tombeau ouvert, faisant la course avec un autre bus, doublant dans les virages, et, signe inquiétant, il avait aux lèvres le sourire béat d'un enfant irresponsable, comme s'il s'amusait. Je suis pourtant habitué à la conduite un peu folle des Indiens, et je n'avais jamais protesté avant, mais ce jour-là c'en était trop, et la fatigue de la nuit passée dans un autre bus aidant, je m'énervai. Après avoir tenté de raisonner le chauffeur, voyant d'une part qu'il se moquait de moi, et d'autre part que deux policiers qui étaient dans le bus semblaient plus choqués par mon emportement que par la conduite irresponsable du chauffeur - quelle farce que la police indienne! -, je décidai que je n'irais pas plus loin par ce bus. Mes compagnons de voyage me suivirent gentiment - eux avaient contenu leur peur mais n'étaient guère plus sereins que moi - et nous finîmes donc le trajet en taxi. Cela nous coûta plus cher, mais je ne le regrette absolument pas : très honnêtement, j'avais l'impression de risquer ma vie à chaque virage dans ce bus fou. D'ailleurs, les carcasses de camions et de bus défoncées qui jonchaient çà et là les rebords de la route n'étaient pas pour me rassurer.

Sarahan, situé à plus de 2000m d'altitude, est sans conteste le village le plus petit et le plus isolé que j'aie visité en Inde - à l'exception, peut-être, du village du désert Thar d'où mes parents et moi avions commencé notre excursion à dos de dromadaire. Perdu dans les montagnes, Sarahan est tout-à-fait charmant. L'endroit est calme, reposant, frais, pur. On y trouve un superbe temple en bois dédié à la déesse Kali. Lorsque nous arrivâmes, les nuages nous cachaient les montagnes, une fois de plus ; mais le lendemain, après une violente tempête, les nuages se dissipèrent en début d'après-midi, et les montagnes qui encerclent le village nous apparurent, avec leurs sommets noirs saupoudrés de neige.

Ces montagnes furent le cadre d'une autre grande randonnée avec la journée, cette fois en compagnie d'un guide local, car le chemin était loin d'être clairement balisé, et d'ailleurs nous ne croisâmes pas une seule personne de toute la journée - sauf peut-être un ou deux fermiers. Ce n'était d'ailleurs pas pour nous déplaire. Alors que rien n'effraie tant les Indiens que la solitude et le silence, nous autres Occidentaux les recherchons avidement. Et en Inde, il est peu d'endroits où on puisse si aisément les trouver que dans les montagnes. Le plaisir de ces marches en montagne est complet : on se sent vivifié par la marche, on respire l'air frais et pur, on se délecte de ce silence bruyant des torrents et du vent dans les arbres, on déguste les odeurs qui émanent des fleurs dans les prairies et du humus dans les bois, et l'on fixe sur sa rétine des images mémorables : lorsque nous émergeâmes de la forêt et que nous atteignîmes le premier sommet, un paysage magnifique, avec, partout autour de nous, des montagnes couvertes de neige, récompensa nos efforts. Il y a quelque chose d'émouvant à être sur un sommet - si modeste fut-il - de l'Himalaya, chaîne mythique entre toutes en raison des records mondiaux d'altitude qu'elle détient. Il y a quelque chose d'extraordinaire à se dire que cela aussi, c'est l'Inde ; que l'Inde, c'est aussi cela.

Quel pays extraordinaire que l'Inde, aux proportions gigantesques, aux contrastes absolus, des sommets himalayens à la plaine du Gange, du désert Thar aux forêts tropicales de Goa, de la foule de Bombay à l'isolement de Sarahan! Et il va de soi qu'à la diversité géographique de l'Inde font écho de semblables diversités sociales, religieuses, culturelles, en un mot humaines. Comment s'ennuyer en Inde? Combien de vies faudrait-il pour pouvoir prétendre connaître l'Inde? Les Indiens eux-même la connaissent si mal, eux qui sont si peu à pouvoir voyager - en dix mois, j'ai vu plus d'endroits en Inde que la plupart des Indiens n'en voient pendant toute leur vie. Quelle que soit la pertinence et la cohérence de l'Inde en tant que pays et en tant que Nation, l'Inde a des dimensions telles et connaît une telle diversité et une telle richesse qu'elle est et demeure un pays éternellement et universellement étranger, étranger à tous, étranger aux Indiens eux-mêmes. Etre indien, c'est ainsi être étranger en son propre pays. Il ne fait aucun doute qu'un Indien natif de Goa est bien plus un étranger à Sarahan qu'un Français n'est étranger en Grèce. Churchill n'avait pas tort, au fond, l'Inde est bel et bien une simple expression géographique ; le miracle est qu'elle existe en tant que Nation.

*

Après Sarahan, nous rentrâmes à Simla le vendredi après-midi, d'où partait notre train de retour. Notre impression de Simla, qui est donc la capitale de l'Himachal Pradesh, fut bien meilleure lorsque nous y retournâmes après Sarahan que lorsque nous y étions arrivés de McLeod Ganj. Nous appréciâmes notre visite du musée municipal, lequel recèle un certain nombre de merveilles artistiques de la région - des masques et des sculptures de différentes époques, et de superbes fresques murales, notamment. Nous pûmes également visiter le Viceroy's Lodge, c'est-à-dire la résidence d'été du Vice-Roi des Indes - Simla, située à 2000m d'altitude et donc plus fraîche que Delhi, fut en effet la capitale d'été du Raj britannique. Le Viceroy's Lodge est un beau bâtiment en briques, entouré d'élégants jardins, et il n'aurait pas dépareillé à Cambridge. En Inde, il détonne davantage.

*

Après cet agréable séjour dans les montagnes, au frais, il fut un peu désagréable de retrouver la touffeur de Delhi. Mais, sitôt ce voyage terminé, il me fallut penser à un tout autre voyage, celui du retour vers la France.

Avoir de belles images de montagne dans la tête, être allé au Nord et au Sud, à l'Est et à l'Ouest du pays, c'était sans doute la meilleure façon de quitter l'Inde sans regret, sans tristesse, avec le sentiment d'avoir profité autant que possible de ces dix mois ailleurs.

Il me reste, cependant, tant de choses à voir et à découvrir, à vivre et à apprendre, dans ce pays extraordinaire et infini qu'est l'Inde. Dix mois furent juste suffisants pour que je me fasse une idée de l'étendue de ce que je n'ai pas eu le temps de faire.

Le 24 mai, je n'ai pas dit adieu à l'Inde. Je reviendrai en Inde, je le sais. Et je sais aussi que l'Inde ne me quittera jamais. Je rapporte avec moi des sensations, des images, des souvenirs qui m'accompagneront toujours. L'Inde est un pays qu'on n'oublie pas.