28.11.06

Gandhiji

Gandhiji : c'est ainsi que les Indiens appellent le plus souvent Mohandas Karamchand Gandhi. Le -ji suffixé est, en hindi, une marque de respect. De cette "grande âme" (c'est ce que signifie le titre de Mahatma), il semble qu'on ait des souvenirs sélectifs. Cela seul explique que le monde entier vénère encore Gandhi, qu'il soit perçu comme un héros, comme un saint. La réalité de Gandhi est un peu plus complexe, et à mon avis largement moins glorieuse, que ce que l'on croit.

De M.K.Gandhi, on garde cette image d'un petit homme vêtu de blanc, déjà vieux, presque chauve, avec une moustache, des petites lunettes rondes et une expression de bonhomie. On sait qu'il a joué un rôle fondamental dans la lutte de l'Inde pour son indépendance, tant et si bien qu'il est considéré comme le père de la nation indienne - et d'ailleurs, quand ils ne l'appellent ni Mahatma, ni Gandhiji, les Indiens l'appellent Bupa, ce qui veut dire père. On met l'accent sur le fait que, toute sa vie, il a été l'apôtre de la non-violence, de la résistance passive. On sait aussi qu'il s'est élevé contre le statut des intouchables, indigné par leur misère ; qu'il n'a aucun lien de parenté avec Indira, Rajiv et Sonia Gandhi qui ont successivement animé le parti du Congrès depuis la mort de leur véritable aïeul, Jawaharlal Nehru ; et que sa vie s'est achevée brutalement, le 30 janvier 1948, lorsqu'il a été assassiné par un extrémiste hindou, qui a fait de lui un martyr, et a donc fait de son échec - l'échec de sa vision de l'Inde et de la non-violence, qu'illustrent les déchirements communautaires, le problème du Pakistan, les violences entre castes, etc. - un échec plus glorieux que bien des succès. Gandhi, c'est un homme qui a gagné sur l'indépendance de son pays et perdu sur tout le reste, mais perdu d'une façon telle que cela ajoute à sa grandeur, car il faut lui reconnaître qu'il n'a jamais transigé avec son principe de non-violence - ni avec aucun de ses principes, d'ailleurs. Voilà le Gandhi lumineux, le Gandhi glorieux, le seul que l'imaginaire collectif mondial retient.

Cependant, Gandhi a également son côté obscur - sans vouloir faire d'allusion incongrue à Star Wars, bien que Maître Yoda ne soit pas sans entretenir une certaine ressemblance avec Maître Bupa. Cette dimension obscure, et même obscurantiste, on la découvre en se plongeant dans la quantité impressionnante des écrits de Gandhi, et plus particulièrement dans Hind Swaraj (Indian Home Rule), texte publié en 1909 et considéré comme le manifeste du Mahatma. Malgré l'admiration et l'affection que continuent de porter de nombreux Indiens à Gandhi, c'est tout de même en Inde que l'on trouve le plus de critiques de ce dernier - notamment chez les marxistes -, et ce n'est pas un hasard : l'Inde est sans doute le seul pays où l'on étudie en long et en large la pensée du Mahatma, en ne se contentant pas de l'image lisse que la majorité des personnes, dans le reste du monde, a de lui.

Je n'ai pas l'intention de me lancer dans une analyse exhaustive et détaillée de la pensée gandhienne. La tâche, évidemment, serait insurmontable. Cependant, j'aimerais donner succinctement quelques exemples des idées les plus critiquables que je lui ai trouvées lors de mes propres lectures - pour le cours de Modern Indian Social Thought - et qui illustrent son obscurantisme.

Par exemple, en matière éducative, Gandhi a pensé un modèle alternatif, heureusement jamais appliqué à grande échelle. Ce modèle, baptisé basic education, prévoyait de centrer l'éducation des enfants autour de l'apprentissage d'un artisanat (Gandhi citait l'artisanat textile comme celui étant le plus susceptible d'être appliqué à l'ensemble de l'Inde). Tout devait graviter autour de cet apprentissage manuel : l'enseignement de la morale, de la culture et de la tradition indiennes, les règles élémentaires d'hygiène et d'entretien du corps, et même la géographie ou l'arithmétique de base. Au premier abord, un tel système peut paraître bénéfique par sa dimension éminemment pratique. Cependant, la démarche profondément conservatrice qui l'inspire est sensible. Gandhi a pensé la basic education en réaction à l'éducation apportée par le colonisateur britannique. Il faut reconnaître que cette éducation, réservée à des privilégiés, consistait surtout à former des élites locales capables de servir l'administration coloniale, et qu'elle faisait totalement l'impasse sur la civilisation indienne et son glorieux passé, afin de détruire toute fierté nationale chez les Indiens, et de les maintenir dans un complexe d'infériorité sensible jusqu'à nos jours. Gandhi s'est élevé contre cela, sans doute avec raison. Cependant, l'éducation coloniale avait le mérite d'être empreinte d'une idéologie libérale, rationaliste et moderne, mettant notamment l'accent sur l'apprentissage des sciences, indispensable au développement économique du pays. Et c'est aussi contre cela que Gandhi s'est élevé.

Gandhi considérait l'apprentissage des sciences comme le symbole de la prétention de l'homme se voulant supérieur à la nature. Pour quelqu'un qui se faisait le défenseur de la civilisation millénaire indienne, c'est un comble, lorsque l'on voit l'apport extraordinaire des Indiens aux mathématiques et à l'astronomie. Se peut-il qu'un homme qui décrit l'apprentissage des sciences comme pures futilité et prétention se dise le défenseur d'une civilisation qui a découvert le 0? Gandhi affirmait même que l'apprentissage de l'alphabet était totalement secondaire. "La connaissance des lettres est un ornement pour le corps", a-t-il écrit ("knowledge of letters is like ornaments for the body"). Dans Hind Swaraj, il dit même qu'un paysan n'a pas besoin de savoir lire et écrire ne serait-ce que son nom pour vivre parfaitement heureux et honnête. Peut-on imaginer propos moins progressiste, plus conservateur? On réalise aisément comme les "masses" stagneraient dans la plus dangereuse des ignorances si des principes comme ceux de la basic education étaient appliqués : soyez honnêtes et heureux, mes braves, mais surtout restez suffisamment illettrés, ignorants, et bornés à votre artisanat, pour pouvoir être maintenus dans un état d'asservissement, voire de végétation intellectuelle.

Deux arrière-pensées sous-tendent la basic education. D'abord, évidemment, la lutte pour l'indépendance : résister à l'éducation coloniale, rejeter catégoriquement et jusqu'à l'absurdité tout ce qui vient de l'Ouest, c'est une façon certes dangereuse et peu subtile mais probablement efficace de montrer son opposition au colonisateur. Cependant, les idées de Gandhi sur l'éducation révèlent également le conservatisme effrayant de la pensée du Mahatma : ce qu'il souhaitait, c'était aussi le maintien de l'organisation de la société indienne autour du village, avec ses artisans, ses paysans, et ses valeurs morales solidement ancrées. C'était cela que menaçait la civilisation occidentale apportée par le colonisateur, avec l'accent mis sur l'urbanisation, la mécanisation, l'industrialisation, l'éducation libérale. Gandhi estimait que cette civilisation ne créait que misère. Le fait est qu'elle est assez indiscutablement une des causes du développement économique actuel de l'Inde. Nehru l'avait compris, lui, pur produit de l'éducation occidentale, épris de sciences et de technologie, obsédé par le besoin d'industrialiser son pays. Si l'Inde avait écouté Gandhi, on trouverait aujourd'hui des champs et des ateliers de textile en lieu et place de la Silicon Valley de Bangalore, et, au lieu d'une classe moyenne en pleine expansion, toute une classe de paysans et artisans illettrés. Et, en toute simplicité, Gandhi considérait la basic education comme son don le plus important au monde. Il est des cadeaux qu'il faut savoir refuser.

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Bien que plus anecdotique, l'idée qu'il se faisait des médecins et des avocats est un autre exemple de l'obscurantisme terrifiant de Gandhi. C'est encore dans Hind Swaraj que cela apparaît, et je crois que quelques citations seront suffisamment parlantes. Sur le métier d'avocat, bien qu'avocat lui-même, Gandhi écrit que c'est une "profession qui apprend l'immoralité". La raison avancée est que les avocats défendent des hommes qui ont commis une faute, et qu'en plus ils y gagnent leur vie. Ils ont même intérêt, pour cette raison, à ce que les disputes entre les hommes se multiplient. Sans doute est-il préférable de pendre directement tous les accusés sans chercher à savoir s'ils sont coupables ou s'ils ont des circonstances atténuantes. Quant aux médecins, Gandhi estime qu'ils sont responsables de ce que l'homme a trop d'indulgence pour lui-même. Et il précise que "si le médecin n'intervenait pas, la nature aurait fait son travail et [l'homme] aurait été capable de se contrôler, il aurait été libéré du vice et serait devenu plus heureux". A en croire Gandhi, les maladies ne frappent que ceux qui ont pêché. Non, il n'existe pas de microbe, pas de maladie contagieuse, pas d'épidémie. Vous êtes malade? Laissez-vous crever, ça vous apprendra, viles pêcheurs, et vous serez heureux. A cause des médecins, "nous sommes devenus efféminés (sic). Dans ces circonstances, nous ne pouvons pas servir notre pays. Apprendre la médecine européenne est accroître notre asservissement." Crevez à l'indienne pour la patrie, plutôt que d'être soigné à l'occidentale, bande de femmelettes.

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De Gandhi, on peut aussi retenir que, s'il a combattu l'intouchabilité, il a pris position en faveur du maintien du système des castes, dont on sait les ravages socio-économiques, ainsi que la criante injustice. En d'autres termes, Gandhi défendait une organisation de la société sur la base d'une division du travail héréditaire, s'accompagnant d'une discrimination sociale inévitable et de processus d'exclusion infiltrant jusqu'à la vie privée des individus, notamment leur mariage. La prise de position de Gandhi en faveur des castes est d'ailleurs ce qui lui vaut d'être fortement critiqué par nombre d'Indiens, notamment les plus marxistes et les plus libéraux. Certes, Gandhi défendait une conception plus flexible du système, il estimait que des excès avaient été commis dans son application, déviant du chemin tracé par les textes fondamentaux de l'hindouisme ; mais c'est là finalement une posture assez lâche, refusant d'admettre une responsabilité de ces textes un peu trop sacrés dans les inégalités de la société indienne, refusant d'admettre que le principe-même de caste est profondément inégalitaire, et va violemment à l'encontre des libertés. Il ne s'agit pas de dire que l'hindouisme est dangereux et doit disparaître, mais simplement de reconnaître que c'est une religion qui, comme d'ailleurs toutes les religions, comporte des dimensions extrêmement négatives, obscurantistes, contraires aux libertés. Au lieu de se livrer à cette critique qui aurait pu être constructive, Gandhi faisait tout pour mêler la religion en général, et l'hindouisme en particulier, à la sphère politique, sur l'argument fumeux que la politique nécessite de comprendre les individus, et que comprendre les individus nécessite de prendre en compte les religions. Ainsi, Gandhi préconisait une interdiction légale de tuer une vache. Il estimait que la protection des vaches, parce qu'elle enseignait le respect de la nature, était le principal apport de l'hindouisme, et, en tant que tel, devait être généralisée, ce qui est une façon relativement grotesque d'insérer les dogmes religieux dans le domaine politique et civil, et correspond par ailleurs à une conception pour le moins discutable de la tolérance religieuse : parce que nous considérons que les vaches sont sacrées, nous interdisons aux autres d'en manger. De fait, en Inde, on continue d'accorder plus d'importance aux vaches qu'aux petites filles, qui continuent d'être tuées par milliers chaque année parce que l'aîné doit être un garçon.

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Gandhi est aussi critiquable par la naïveté jusqu'à laquelle il poussait la croyance en ses principes, si respectables soient-ils. Quant au principe de non-violence, cet aspect est illustré de façon assez saisissante par le comportement de Gandhi à l'égard de Hitler.

(A ce propos, j'ai déjà évoqué sur ce blog l'admiration troublante des Indiens pour Hitler. J'ai eu récemment une conversation assez virulente avec deux de mes amis indiens de JNU, qui me soutenaient qu'ils partageaient ce sentiment. Ils m'ont affirmé que ce qu'ils admiraient dans le Fürher, c'était son génie militaire, et la façon dont il avait contribué à la grandeur de son pays. J'ai naturellement tenté d'expliquer que l'Allemagne n'était pas sortie particulièrement grandie de la dictature hitlérienne, et que Hitler, en dépit de ses stratégies militaires dont le génie est d'ailleurs discutable, était responsable d'atrocités telles qu'il est tout simplement inconcevable de l'admirer. A mon grand soulagement, ils ont convenu que la Shoah était un acte épouvantable, mais ils ont renchéri en disant que Hitler avait respecté la démocratie. J'ai alors avalé mon thé de travers, et, je leur ai expliqué que, bien qu'élu démocratiquement, Hitler n'était pas vraiment un champion de la démocratie, et ce qui m'est apparu alors, de façon extrêmement flagrante, c'est la dramatique ignorance de mes amis quant à cette période de l'Histoire : en-dehors des connaissances les plus basiques sur la guerre et Hitler, que même un enfant a chez nous, ils ne savaient à peu près rien de l'épisode nazi et de la façon dont la société allemande était entièrement contrôlée par les Nazis. Mes amis étant pourtant parmi les jeunes Indiens les plus éduqués, j'en ai déduit que les programmes scolaires indiens passent vraisemblablement un peu rapidement sur le IIIème Reich, mais cela reste à vérifier... Bref, après cette conversation, j'ai l'impression de m'expliquer un peu mieux la fascination des Indiens pour Hitler, mais je ne suis pas particulièrement rassuré pour autant.)

En juillet 1939 puis en décembre 1940, Gandhi a écrit à Hitler deux lettres, toutes deux commençant par "Mon ami". Certes, Gandhi prétendait ne pas avoir d'ennemi, mais tout de même! Il y implorait le dictateur de renoncer à la guerre, et affirmait ne pas croire en la description de Hitler par ses ennemis, qui fait de lui un monstre. On conviendra que la naïveté qu'il fallait pour espérer convertir Hitler à la non-violence est assez terrifiante. Et que Gandhi, méprisé par Hitler qui avait encouragé les Britanniques dans la répression des mouvements indiens pour la liberté, s'abaisse à appeler le dictateur "mon ami" et à n'être pas loin de faire son éloge est une farce dont on ne sait s'il faut vraiment rire. (1)

Cependant, Gandhi ne s'est pas arrêté là : en 1940, alors que les Nazis menaçaient d'envahir la Grande-Bretagne, Gandhi conseillait aux Britanniques de déposer les armes, et même de se laisser massacrer et de laisser Hitler et Mussolini s'emparer des territoires qu'ils convoitaient, mais, par contre, de leur refuser allégeance. ("I would like you to lay down the arms you have as being useless for saving you or humanity. You will invite Herr Hitler and Signor Mussolini to take what they want of the countries you call your possessions... If these gentlemen choose to occupy your homes, you will vacate them. If they do not give you free passage out, you will allow yourselves, man, woman, and child, to be slaughtered, but you will refuse to owe allegiance to them.") Le respect du principe de non-violence tourne ici à la démence. Est-il besoin de s'interroger sur les conséquences d'un tel conseil s'il avait été suivi?

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Il y a donc un fossé entre l'image que le monde retient de Gandhi, et la réalité du personnage, marquée par de nombreux et terrifiants aspects obscurantistes, conservateurs et tout simplement irresponsables. D'une certaine façon, il n'est pas mal de se contenter de glorifier le Gandhi édulcoré, si cela peut permettre de mieux enterrer le Gandhi insensé.




Pondichéry : enfant grimpant sur la statue du père de la Nation
(Je parle de mon voyage dans le Sud et notamment à Pondichéry dans le prochain message!)




(1) Sur ces lettres, je renvoie les personnes intéressées à l'article disponible sur le site suivant, plus pour l'aspect objectif que pour la prise de position de l'auteur, à laquelle je n'adhère pas : http://www.voxnr.com/cc/dh_autres/EEVpFZAyFkOeqoVceT.shtml

12.11.06

Samedi 11 novembre, 19h

Voilà presque un mois que je n'ai plus actualisé ce blog. Il y a une raison fort simple à cela : j'ai eu beaucoup de travail ces derniers temps, et, en-dehors des cours, je ne suis que rarement sorti de chez moi, m'installant dans une routine sur laquelle j'ai peu de choses à raconter. Désormais, j'ai rendu tous les travaux que je devais faire. Le semestre se termine. Dans un peu plus de trois semaines, je serai en France, pour un mois. J'avais initialement prévu de profiter de ce que le mois de décembre est entièrement libre à JNU pour beaucoup voyager en Inde, mais diverses considérations m'ont finalement fait changer d'avis, et je passerai donc ce mois en France. D'ici-là, il me reste encore les examens de fin de semestre, mais seuls deux sur les quatre que je dois passer nécessitent de véritables révisions, et pour ces deux cours (Indian Political System et International Relations Theory) les examens de mi-semestre, qui ont plutôt eu lieu aux trois quarts du semestre, ont déjà nécessité la révision de l'essentiel du programme. Je ne suis donc pas encore en vacances, mais je n'en suis pas loin - d'autant que tous les cours sont maintenant terminés pour laisser place au "temps de révision" - et j'espère en profiter pour faire ce que je n'ai absolument pas eu le temps de faire depuis Mumbai : voyager, et continuer de visiter Delhi.

J'ai commencé aujourd'hui en allant au National Museum de Delhi, avec Christian - en ce 11 novembre, jour de commémoration de la fin de la Première Guerre mondiale, il fallait faire honneur à l'amitié franco-allemande, transcendant les hostilités du passé! Le musée semblait passionnant, très riche. Malheureusement, nous avons été surpris par la fermeture du musée - à 17h, ce qui est un peu tôt lorsqu'on sort de table à 15h - alors que nous n'avions pu voir que les premières salles. Ce fut donc un peu frustrant, mais nous reviendrons prochainement pour une visite plus complète. L'entrée du musée étant à une roupie pour les heureux possesseurs d'une carte d'étudiant indienne (à des monnaies-lumière des huit euros et quelques que les étudiants paient, assez scandaleusement, dans les grands musées parisiens!), nous devrions être en mesure de nous offrir cette seconde visite.

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Les journées de jeudi et vendredi ont été marquées à JNU par les élections des représentants étudiants. On votait jeudi, et la journée de vendredi était consacrée au comptage des voix. Les deux jours étaient sans cours, ce qui illustre assez bien à quel point on prend ces élections au sérieux à JNU. En effet, JNU étant une université extrêmement politisée - beaucoup plus que Sciences Po, qui, ironiquement, ne l'est pas tant que ça - ces élections déchaînent chaque année les passions. Depuis plusieurs mois, les syndicats étaient actifs, faisant entendre leurs revendications, intervenant à la fin des cours, menant des grèves - y-compris des grèves de la faim. Il s'agissait de la pré-campagne. Dans les deux dernières semaines avant le vote, on n'a, pour ainsi dire, plus entendu une seule idée ; mais il était difficile de s'installer dans une cafétéria ou de se promener dans les allées les plus fréquentées du campus sans être interpellé par un groupe de quatre étudiants faisant campagne pour leur syndicat, mais se contentant en fait de vous dire leurs noms afin que vous les mémorisiez et puissiez voter pour eux. En effet, on ne vote ni pour une liste, ni pour un syndicat, mais pour des personnes, se présentant à des postes différents - Président, Vice-Président, Secrétaire Général, etc. D'après ce que j'ai compris, les élections à JNU fonctionnent à deux niveaux : chaque étudiant doit d'abord choisir des représentants pour son école (école des sciences sociales, des études internationales, des sciences environnementales, de technologie, etc.), puis des représentants pour le central panel, le comité central.

Globalement, les étudiants avaient le choix entre quatre types de formations : de petites organisations assez mal identifiées politiquement ; les syndicats marxistes à des degrés divers, qui dominent traditionnellement à JNU, et qui sont généralement violemment anti-américains, anti-sionistes et bien sûr anti-mondialisation ; le syndicat NSUI, lié au parti du Congrès ; et les nationalistes hindous - le syndicat aBVP est la branche étudiante du BJP, parti nationaliste hindou, partiellement inspiré par le RSS, groupe fondamentaliste et fascistoïde hindou, et qui a été au pouvoir entre 1999 et 2004, avant le retour du Congrès contre tous les pronostics. N'en sachant pas assez sur les petits syndicats, et n'ayant pas la moindre sympathie pour les marxistes, les nationalistes et le Congrès, je me suis abstenu. Cependant, vendredi, j'ai passé un peu de temps devant l'école des études internationales, où avait lieu le comptage des votes, juste pour me faire une idée de l'atmosphère. Une grande tente avait été dressée dehors, où les étudiants attendaient avec une certaine fébrilité les résultats, égrenés progressivement par un haut-parleur, tout au long de la journée, à peu près chaque fois que cent nouveaux bulletins avaient été dépouillés. Sous la tente, les syndicats avaient chacun leur table, et prenaient en note les résultats provisoires. Il était amusant de voir les mines réjouies des uns, les mines déconfites des autres. Cela seul me permettait de déterminer quel syndicat avait l'avantage, parce que le haut-parleur ne donnait que les noms des candidats, et je ne savais pas à quel syndicat appartenait telle ou telle personne (j'ai déjà du mal à mémoriser les prénoms indiens, j'aurais difficilement pu retenir la centaine de noms des candidats pour les différentes écoles et le central panel). Je ne suis pas resté jusqu'à la fin, parce que c'était vraiment trop long et que les résultats définitifs devaient n'être connus que tard dans la soirée, mais, aux dernières nouvelles, ce serait un des petits syndicats, plutôt conservateur et opposé aux politiques de réservation pour les castes inférieures, qui l'aurait emporté. Si cela se confirme, c'est une révolution à JNU, qui, comme je l'ai dit, est d'habitude plutôt marxiste.

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Il y a quelques semaines a eu lieu Diwali, une des fêtes hindoues les plus importantes (aussi appelée Deepavali). Cette fête symbolise la victoire du bien sur le mal, elle est donc extrêmement joyeuse et optimiste, ce qui explique sans doute pourquoi c'est avant tout un festival des lumières - Diwali signifie "rangée de lumières". Les Indiens passent cette journée en famille. Ils illuminent leurs maisons de guirlandes lumineuses, bougies et autres lampions colorés - ce qui n'est pas sans évoquer à l'ancien Lyonnais que je suis la fête des lumières, célébrée le 8 décembre, pour l'Immaculée Conception. Ils s'offrent des cadeaux, font un repas festif conclu par des pâtisseries. Et, surtout, les adultes comme les enfants lancent des pétards et des feux d'artifice jusque fort tard dans la nuit. Les pétards indiens m'ont d'ailleurs paru beaucoup plus bruyants que ceux dont on a l'habitude en France, par exemple pour le 14 juillet. C'était assez étrange de se promener dans les rues de Munirka ce soir-là, sursautant sans cesse au son des pétards, enveloppé d'une épaisse fumée à l'odeur de poudre où perçaient les lumières multicolores des maisons. Les chiens errants, visiblement terrorisés, aboyaient en écho aux pétards, et les vaches avaient disparu. On se serait presque cru sur le champ d'une furieuse bataille. Et l'on s'y croyait encore le lendemain, après la bataille, marchant dans des rues recouvertes des restes des munitions.

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Il y a une semaine et demie, Marion, Clémence et moi avons été invité au mariage de la soeur de Dhruv, qui se tenait à Delhi, dans une sorte de camp militaire - le mari étant un militaire. Je dois le dire, j'ai été un petit peu déçu. Je m'attendais à une fête pleine de chants, de danses, de costumes traditionnels, bref, à une sorte de comédie musicale à la Bollywood. Je m'y attendais d'autant plus que la famille de Dhruv est originaire du Penjab, et que les Penjabis sont supposés être les plus fêtards des Indiens. Le fait est que le mariage dure plusieurs jours - à peu près une semaine en fait - et qu'il y a des jours qui correspondent à cette image que l'on a spontanément d'un mariage hindou. Malheureusement, nous avons été invité un soir qui était un peu plus solennel, puisqu'il s'agissait des dernières cérémonies officialisant l'union entre les deux époux.

C'était cependant très intéressant, et les gens que nous avons rencontré ont tous été extrêmement gentils et chaleureux avec nous. La mariée était en tenue traditionnelle - les époux étaient d'ailleurs les seuls à porter des costumes traditionnels, tous les convives portant soit des costumes, soit des saris tout-à-fait modernes. (Je m'étais moi-même acheté un costume pour l'occasion, et je dois dire que ne payer que l'équivalent de quatre-vingt-cinq euros pour être vêtu entièrement des pieds à la tête a été une surprise très agréable - en France, je pense que pour ce prix-là je n'aurais eu que les chaussures.) La mariée avait donc un magnifique sari brodé de fil doré et parsemé de petites choses brillantes. De ses poignets pendaient d'étranges constructions d'anneaux dorés qui descendaient sur au moins vingt centimètres. Je n'ose imaginer comme il doit être pénible de porter cela toute la journée. Il était assez amusant de penser que la mariée ainsi vêtue est une Indienne des plus modernes, spécialiste de haut niveau dans l'industrie pharmaceutique, et s'apprêtant à aller travailler en Allemagne. Toute la famille de Dhruv et Dhruv lui-même sont d'ailleurs très modernistes, très progressistes, très ouverts d'esprit - mais un mariage reste une fête éminemment traditionnelle, dont les rituels sont observés scrupuleusement.

Plusieurs choses m'ont marqué dans les diverses cérémonies auxquelles nous avons assisté. D'abord, le fait que les mariés étaient constamment sous le feu des flashes. Quatre photographes et deux cameramen (un par famille, pour faciliter la diffusion des images après le mariage) travaillaient en permanence. La moindre action était découpée en séquences extrêmement brèves, filmées et photographiées des dizaines et des dizaines de fois chacune, avec la famille de la mariée, avec la famille du marié, avec les amis de la mariée, avec les amis du marié, avec les amis du frère de la mariée (nous!), etc., à n'en plus finir! Les pauvres mariés étaient de plus en plus crispés dans leurs posés et avaient de plus en plus de mal à sourire naturellement. Même une star sur le tapis rouge de Cannes ne subit pas un tel acharnement photographique. Tout était donc extrêmement long. Les deux principales cérémonies auxquelles nous avons assisté se décrivent assez rapidement : la première a consisté à ce que chacun des deux époux passe une couronne de fleurs autour de la tête de l'autre ; de la deuxième cérémonie, qui a eu lieu après un bon repas, nous n'avons en fait pas compris grand-chose, et pour cause : un prêtre récitait des textes sacrés en sanscrit (même les Indiens sont très rares à être capables de comprendre cette langue) en lançant de temps en temps diverses poudres dans le feu, et en invitant les mariés, ou leurs familles, à faire de même. D'après ce que m'a dit Dhruv, c'est pour chasser les mauvais esprits et attirer la chance et la prospérité sur le couple. J'ai d'ailleurs également été frappé par le fait que de nombreux billets de banque étaient coincés dans les divers plis de la tenue traditionnelle de l'époux - on dit que les Indiens sont très spirituels, ils sont en fait extrêmement matérialistes, comme je l'ai lu dans un livre dont je parlerai peut-être prochainement (1). Le moment le plus symbolique de cette seconde cérémonie a vu les mariés être reliés l'un à l'autre par un noeud entre leurs vêtements, et tourner ainsi autour du feu. La soirée s'est ensuite achevée pour les convives, mais, comme Dhruv nous l'a expliqué, la mariée devait encore subir les blagues authentiquement salaces choisies par les grands-mères de la famille. Etrange tradition, qui rappelle que le mariage appelle à la fidélité - le noeud -, mais certainement pas à la chasteté, surtout dans le pays du Kama Sutra.


(1) Je donne quand même dès à présent la référence, et la recommande vivement à tous ceux qui veulent avoir des Indiens une vision moins stéréotypée que celle qu'on a généralement en Occident : Pavan K. Varma, Being Indian, Penguin, 2005.