28.9.06

Jeudi 28 septembre, 17h

"Le Soleil brille un jour, la chandelle une heure, l'allumette une minute, mais parce qu'une bonne journée peut briller pour toujours, souris en te réveillant. Bonjour!"
Ou bien :
"Les étoiles sont trop lointaines, le soleil est trop chaud pour être touché, la lune elle-même est hors de portée ; c'est pourquoi j'ai laissé un ami comme toi entrer dans ma vie, parce que j'ai toujours voulu avoir mon propre petit univers."

Voilà, en version française, le genre de textos à la fois kitsch et touchants que l'on reçoit lorsque l'on a des amis indiens.

J'ai cette chance, désormais. A force de s'asseoir toujours à la même place dans les salles de cours, on s'asseoit toujours à côté des mêmes personnes. Après n'avoir échangé pendant quelques jours que de timides saluts de la tête, on en vient à discuter, en attendant l'arrivée pas toujours très ponctuelle des professeurs, et la conversation, il faut bien le dire, tend à tourner court après les questions d'usage, laissant alors apparaître l'immense distance qui sépare l'Inde de l'Occident. Je me suis un temps demandé si cette distance n'était pas irréductible, si la différence de culture n'était pas trop grande pour permettre des amitiés développées. Je suis heureux de pouvoir maintenant dire qu'il n'en est rien. Il faut simplement que, d'un côté comme de l'autre, l'on fasse preuve d'un peu de patience, de persévérance ; et, finalement, on s'aperçoit avec joie que la distance fond, que l'on rit de plus en plus l'un avec l'autre, et que l'amitié apparaît bel et bien. Ainsi, cela aura pris du temps, mais j'ai fini par réussir à vraiment sympathiser avec une poignée d'étudiants indiens de JNU, qui sont avec moi en cours d'International Relations Theory et d'Indian Political System. Ils s'appellent Sandeep, Alvite, Siddharth, Shailendra Pratap (S.P. pour les intimes) et Tanvi - la seule fille de la bande. Avec eux, je suis par exemple allé voir un spectacle de chants et de danses traditionnelles chinoises, organisé à l'occasion de l'année de l'amitié indo-chinoise - amitié toute relative, soit dit en passant - et du cinquante-septième anniversaire de la création de la République populaire de Chine dont je ne suis pas tout-à-fait certain qu'il faille le fêter... Le spectacle était porteur d'une propagande évidente, mais n'était pas dénué d'intérêt pour autant.

Je ne résiste pas à l'envie de vous dire un mot ou deux sur chacun de mes cinq amis indiens.

Honneur aux dames : Tanvi, au première abord, paraît sévère, avec ses lunettes à monture noire solidement installées sur son nez, et ses cheveux noués en un strict chignon ; cependant, on a tôt fait de la voir s'éclairer d'un sourire un peu moqueur, et l'on devine alors dans ses grands yeux noirs une personnalité joyeuse et même un peu espiègle, bien moins ennuyeuse que ce que les apparences avaient pu laisser penser.

La première chose que l'on remarque chez Sandeep, c'est sa taille : la plupart des Indiens sont petits, lui est grand, et le paraît d'autant plus qu'il est par contre aussi fin que la plupart de ses compatriotes. Très calme, très doux, il a une allure assez noble, et un grand sourire, qui a quelque chose d'enfantin. Il ambitionne de devenir haut-fonctionnaire ; le prestige de JNU lui donne toutes les chances d'y parvenir.

Alvite vient du Manipur, un Etat situé dans la partie la plus à l'Est de l'Inde, au-delà du Bangladesh. Alvite semble plus que tous les autres fasciné par l'Occident : il passe son temps à me poser des questions sur les films, les groupes et les marques à la mode en Europe, sur les activités des jeunes Français, sur les qualités des jeunes Françaises et sur la façon de les séduire. J'ai dû lui apprendre à dire "je t'aime" et "tu es belle". Je lui ai aussi gravé un best-of de Mozart, car il voulait entendre de la musique classique européenne. Si Alvite était un quartier de Delhi, il serait Priya.

"S.P." est un véritable boute-en-train, grimaçant, farceur, constamment en mouvement, mais, en même temps, avec un sens profond de l'honneur et des responsabilités. C'est peut-être cet aspect de sa personnalité, plutôt que le premier, qui explique qu'il rêve de devenir officier dans l'armée de terre indienne.

Enfin, Siddharth, lui, parle un peu français ; il est d'un naturel généreux et très joyeux, toujours prêt à rire de tout, et de lui-même en particulier. Je lui raconte des blagues françaises, il me raconte des blagues indiennes. Siddharth est le plus fervent Hindou de la bande, et cette foi s'accompagne de nombreuses superstitions ; il a par exemple insisté pour me lire les lignes de la main, et, après avoir examiné mes paumes pendant au moins cinq minutes, en a déduit que je deviendrais peut-être un saint. Je me suis empressé de lui répondre que c'était mal parti, mais il ne s'est pas laissé démonter : "un saint au sens large". Ah bon. J'ai alors essayé de le provoquer en lui confiant mon amour des beefsteacks bien saignants, mais il n'a pas voulu démordre de sa prédiction. (J'en profite pour dire que, selon certaines sources, il existerait tout un commerce parallèle de viande de boeuf pour les Hindous tartuffes. Je cherche le moyen de pénétrer ce réseau criminel des plus dangereux.)

Voilà donc mes premiers amis indiens - à l'exception de Dhruv, mais Dhruv est si occidentalisé... Nul doute que ces amitiés seront enrichissantes. Ce qui me manquait jusqu'à présent, c'est de savoir qui sont les Indiens de mon âge. Désormais, bien que les étudiants de JNU ne soient pas représentatifs de toute la jeunesse indienne, je pourrai m'en faire une idée.

*

J'ai eu mon premier examen ("mid-semester exam") ce mardi, en Indian Political System. Les révisions portaient sur la Constitution indienne - la plus longue constitution écrite du monde, riche de trois cent quatre-vingt-quinze articles -, sur le fédéralisme indien, qui se distingue des autres fédéralismes par une tendance plus unitaire, plus centralisée, et par le fait que l'adhésion des différents Etats à l'Union n'est ni volontaire ni résiliable, mais aussi sur le système des partis de la plus grande démocratie du monde, et, enfin, sur les castes et leur rôle politique.

La réalité des castes est, évidemment, extrêmement complexe. Les castes sont, pour simplifier, des catégories de personnes, à laquelle on appartient en fonction de sa naissance, dont on ne peut sortir a priori (de fait, surtout dans la deuxième moitié du XXème siècle, certains individus ont pu progresser vers des castes supérieurs - c'est le phénomène de la sanscritisation), et qui déterminent l'occupation professionnelle, le mariage et toutes les relations sociales. Le système des castes repose sur l'idée d'une hiérarchie rigide des individus, et se solde donc par une société marquée par de terribles inégalités. Au plus bas de la hiérarchie se trouvent les intouchables, qui sont des hors-castes davantage qu'ils n'appartiennent à une caste particulière. Leur nom provient de ce que les intouchables sont considérés comme impurs, comme porteurs de pollution, par opposition à la pureté des castes supérieures - notamment des brahmanes. Pour cette raison, les intouchables ne doivent jamais entrer en contact avec les autres individus, et n'ont pas le droit d'entrer dans les temples, par exemple. L'intouchabilité, cela va de soi, s'accompagne d'une misère innommable.

Le système des castes trouve ses racines dans l'hindouisme, bien qu'aujourd'hui toutes les religions présentes en Inde soient divisées en castes - il y a des castes sikhes, musulmanes, chrétiennes, etc. Cependant, il y a bien des différences entre les conceptions originales de l'hindouisme et la réalité des castes. L'hindouisme, d'ailleurs, ne parle pas de castes, mais de varnas, et, tandis qu'il existe aujourd'hui plus de vingt-cinq mille castes, seules quatre varnas sont évoquées par les textes fondateurs de l'hindouisme. Il s'agit, dans un ordre dégressif, des brahmanes, qui sont chargés des prières et de l'éducation, des kshatriyas, militaires et administrateurs, des vaisyas, agriculteurs, artisans et commerçants, et enfin des shudras, serviteurs, à qui sont attribuées les tâches les plus élémentaires. Les varnas reposent sur l'idée d'une division du travail, permise par la vocation qui serait présente en chaque individu dès sa naissance, et par les différences de capacités entre individus.

Les défenseurs de l'hindouisme se sont toujours efforcés de faire valoir que le système des castes tel qu'il est résulte d'une mauvaise interprétation des textes, et ne doit pas conduire à une critique de l'hindouisme. C'était notamment la position de Gandhi, qui, s'il a lutté contre l'intouchabilité, ne s'est jamais prononcé en faveur d'une suppression du système des castes à proprement parler : il défendait l'idée d'un retour à une interprétation plus juste et plus flexible des varnas, se centrant sur l'idée de vocation, et permettant la mobilité, puisque les capacités des individus peuvent évoluer, notamment par l'éducation. On peut néanmoins trouver dans cette opinion, rejetant toute responsabilité de l'hindouisme dans les dérives relatives aux castes, une certaine facilité, une certaine mauvaise foi. D'autres grandes figures, comme Ambedkar, par ailleurs père de la Constitution et penseur adulé par nombre d'étudiants de JNU, ont adopté une position plus radicale, exigeant la suppression pure et simple des castes.

La vérité est que l'Inde n'a pas supprimé le système des castes, et n'en prend vraiment pas le chemin. Bien sûr, l'occidentalisation, la modernisation, l'industrialisation, les progrès de l'éducation ont fait que le système a peut-être perdu un peu de sa rigidité, et qu'il ne détermine plus les activités professionnelles des individus. Néanmoins, particulièrement du point de vue des relations sociales, les castes sont toujours très réelles. Depuis plus de cinquante ans, tous les gouvernements indiens se sont efforcés de réduire les inégalités créées par le système. La Constitution, adoptée en 1950, a aboli l'intouchabilité - qui, cependant, n'a pas disparu dans les faits - et a mis en place tout un système de discrimination positive à l'égard des castes les plus désavantagées, après avoir défini celles-ci en fonction de divers critères, et justifié que l'égalité devant la loi impliquait "que les inégaux soient traités inégalement". Ainsi les individus des basses castes et les anciens intouchables bénéficient-ils de "réservations" de sièges dans les assemblées législatives des Etats et de l'Union, de postes dans les services publics et de places dans les établissements d'éducation.

Evidemment, ces politiques ont toujours suscité débats et controverses. Ainsi, en 1990, lorsque le gouvernement a voulu appliquer les recommandations de la Commission Mandal, prévoyant d'étendre les "réservations" à d'autres castes désavantagées, certains ont poussé la protestation jusqu'à s'immoler. De fait, si le concept général de discrimination positive se justifie dans certains cas - et en France Sciences Po l'a montré avec l'admission par une voie particulière d'étudiants de Zones d'Education Prioritaires -, il apparaît pour le moins discutable dans le cas des castes indiennes, du moins dans son application actuelle. En effet, avec l'élargissement progressif de la cible de ces politiques, celles-ci en sont arrivées à concerner près de 98% de la population indienne, et l'on peut dès lors se demander si, de discrimination positive à l'égard des désavantagés, ces politiques ne se transforment pas en un mécanisme de discrimination négative à l'égard des avantagés. D'autre part, en plus de cinquante ans, ces politiques n'ont guère produit de résultats probants : si les réservations de sièges dans les institutions législatives ont conduit à une politisation croissante des castes, le niveau de vie des "anciens" intouchables et autres individus des basses castes ne s'est guère sensiblement amélioré. Enfin, ces politiques, dans leur principe-même, perpétuent le système des castes, au lieu de l'abolir. C'est ce qui m'a fait dire que l'Inde ne prenait pas le chemin d'une disparition des castes. Bien pire, la politisation des castes par les réservations de sièges dans les institutions s'est accompagnée d'une exacerbation des castes : la caste devient un enjeu politique, et l'on vote par caste, ou par alliance de castes. Ainsi, la solidarité au sein d'une caste et l'hostilité aux autres castes sont renforcées au lieu d'être effacées.

Lorsqu'on se promène dans les rues indiennes, on est confronté, bien sûr, à l'opulence de quelques-uns et à la misère de beaucoup. Cependant, du moins aux yeux d'un Occidental, rien ne laisse transparaître la stratification de la société indienne, dans toute sa rigidité anachronique, son injustice sociale, son obscurantisme quasi-totalitaire. Le phénomène est insoupçonnable, et il est pourtant là, vicieux, fait de silences, de non-dits, bête ignoble tapie dans l'ombre, jouant avec les existences au mépris des droits de l'homme. En Inde, pendant que les écrans des cinémas exhibent des histoires d'amour du plus grand kitsch, beaucoup de mariages continuent de s'arranger sans que l'amour entre en jeu, parce que la caste, entre autres choses, prime tout le reste, jusqu'aux plus purs et plus nobles élans que peut connaître l'Homme.

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

"Discrimination positive", "discrimination négative". D'un point de vue purement sémantique, une discrimination est forcément positive pour les uns, et proportionnellement négative pour les autres. Ceci dit, et pinaillage mis à part, je rejoins largement ta position sur les distinctions entre l'application territoriale française (Zones d'Education Prioritaire, Zones Urbaines Sensibles, etc...) et l'application à la fois rigide et inadaptée pratiquée en Inde dont tu me parlais mardi.

Merci beaucoup pour ce billet, qui décrit avec un certain réalisme (amertume ?) le fossé culturel entre nos deux pays quand la curiosité ne le comble pas. Merci aussi pour ta petite synthèse sur le système social indien (je n'ose pas parler de modèle social, l'expression est trop galvaudée).

Il est assez terrible (et paradoxal) de penser que dans une société qui se veut socialiste (puisque tu me disais que l'adjectif est inscrit dans la Constitution indienne), on puisse avoir une pareille "lutte des classes", qui frise presque le communautarisme de castes selon ta description.

Des partis politiques de castes, c'est probablement l'une des situations les plus aberrantes que l'on puisse imaginer dans une démocratie. Je me pose une question : La situation est-elle la même entre religions (i.e des partis politiques liés à une religion particulière) ? en lisant ton billet j'ai l'impression que tu le sous-entends


Ce sera ma seule question ce soir. Il est tard (2h34 à Paris) et je me lève tôt demain...

Embrasse les deux geckos sur ta fenêtre de ma part (décidément, ça me turlupine cette histoire de geckos...)
Au fait, savais-tu que la famille des Gekkonidae comprend près d'un millier d'espèces identifiées ? (mon amie Wikipedia vient de me l'apprendre)
Moi qui aime les familles nombreuses...

29 septembre, 2006 02:52  

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