20.12.06

Voyage dans le Sud

Fin novembre, j'ai enfin pu m'échapper un peu de Delhi : j'ai profité d'un temps de répit avant mes examens pour voyager dans le Sud de l'Inde, en solitaire - mes partenaires habituels ou potentiels de voyage étant tous pris, soit par des travaux qu'ils n'avaient pas encore rendus, soit par des examens ayant lieu plus tôt que les miens.

Evidemment, une semaine pour visiter le Sud de l'Inde, c'est un peu court! En effectuant l'essentiel de mes trajets par voie aérienne sur les nombreuses et efficaces compagnies low-cost indiennes, et en me créant un programme de voyage serré, j'ai fait en sorte d'en voir autant que possible, mais cela reste si peu! J'espère avoir l'occasion de mener une autre excursion dans le Sud au second semestre, pour visiter par exemple les Etats du Kerala et du Karnataka, mais plus je voyage, plus je me rends compte de l'immensité de l'Inde.

Je me suis donc contenté de quatre étapes principales. J'ai commencé par la côte Ouest, avec le minuscule Etat de Goa, ancienne possession portugaise. J'y ai passé deux jours. J'ai consacré le premier à la visite de Panaji, la capitale. Construite au bord de la Mandovi, une rivière qui se jette dans la mer à quelques kilomètres de là, Panaji est une petite ville, du moins en comparaison à ce que j'ai pu voir jusqu'ici, avec de belles maisons colorées, de magnifiques églises blanches, et une atmosphère tranquille - sauf pendant la période de Noël, qui est la haute-saison pour Goa, en raison de son climat et de sa tradition catholique héritée de l'époque portugaise. En Inde et dans le monde, Goa est surtout connue pour ses plages magnifiques, ses hôtels et clubs de vacances, les soirées qu'ils organisent, et l'air de liberté qui y souffle. Goa est par exemple un des rares Etats indiens où la publicité pour l'alcool est autorisée - et elle est partout. La réputation de Goa dit également que c'est un des Etats de l'Inde où il est le plus facile de trouver de la drogue. Goa jouit donc auprès des touristes d'une image relativement sulfureuse, qui contraste fortement avec le conservatisme très marqué de l'Inde en général, et du Sud de l'Inde en particulier.

(Quant au conservatisme de la société indienne, je m'autorise une petite digression. J'étais il y a peu dans un restaurant occidentalisé de Priya, un quartier qui figure lui-même parmi les plus occidentalisés de Delhi. J'y ai vu deux jeunes Indiens, visiblement très aisés et traînant avec des jeunes Occidentaux - sans doute des enfants d'expatriés -, qui s'embrassaient langoureusement. J'ai réalisé que c'était la toute première fois que je voyais des gens s'embrasser depuis mon arrivée en Inde, pays où les gens urinent ou défèquent dans la rue sans que cela ait l'air de choquer, mais où embrasser quelqu'un en public est considéré comme obscène - même les gens mariés ne s'autorisent pas le plus petit geste de tendresse en public. Cependant, un des serveurs du restaurant a vu les jeunes tourtereaux, et leur a aussitôt demandé, sèchement, de s'arrêter. Même au coeur de l'Inde la plus moderne et la plus occidentalisée, le conservatisme quant aux moeurs demeure extrêmement vivace. Les exemples abondent. Dans les journaux, les annonces matrimoniales qui ne comportent pas un critère de caste sont rares. "Jeune Brahmane, bien sous tous rapports, ingénieur informaticien, recherche jeune femme de haute caste, ayant reçu une bonne éducation." J'ai entendu parler d'un Indien vivant à Londres, et travaillant dans les hautes technologies, qui a surpris ses collègues anglais en annonçant qu'il rentrait au pays pour un mois, afin de faire la connaissance de sa femme, choisie par ses parents. Cela rejoint ce que dit Pavan K. Varma dans Being Indian (livre que j'ai déjà évoqué dans mon article du 11 novembre) sur ces Indiens, aussi modernes et occidentalisés qu'on peut l'être, qui travaillent à Bangalore dans les technologies d'information, et qui, en rentrant chez eux après une journée de travail, accrochent leur caractère occidental au porte-manteau, et pensent en termes de castes, de mariages arrangés par les parents, etc. Même les enfants des familles les plus occidentalisées se voient encore demander, à vingt-cinq ans, de ne pas rentrer après minuit chez eux - c'est-à-dire chez leurs parents, leurs grands-parents, etc. D'ailleurs, les restaurants, bars, et les rares boîtes de nuit - il y a plus de boîtes de jour - ferment tous très tôt, rarement après minuit. Si l'économie indienne est indubitablement entrée dans la modernité, il ne fait aucun doute non plus que sa société reste extrêmement conservatrice. Ce n'est qu'une contradiction de plus pour ce pays.)

J'ai consacré mon second jour à Goa à la visite d'Old Goa. Ancienne capitale du Goa portugais, Old Goa n'est plus qu'un ensemble extraordinaire d'églises et de couvents perdus dans la nature luxuriante, au bord de la Mandovi, à quelques kilomètres en amont de Panaji. De diverses époques, de divers styles, ces églises sont toutes aussi belles les unes que les autres. Elles étonnent par leur richesse intérieure. L'une d'entre elles abrite notamment la tombe de Saint François-Xavier, un des missionnaires pionniers du christianisme en Asie, qui s'installa à Goa, y fut à l'origine d'une Inquisition virulente, avant de voyager vers d'autres contrées, notamment le Japon. Sa canonisation tient au miracle de l'extraordinaire conservation de son corps, "observée" longtemps après sa mort - sans doute le climat de Goa...

Après Goa, j'ai traversé l'Inde d'Ouest en Est, pour me rendre à Chennai - anciennement Madras. Avec Bangalore (où j'ai fait une escale assez longue pour me laisser le temps d'apprécier l'aéroport dans ses moindres recoins, mais juste trop courte pour me permettre de visiter la ville) Chennai est la cité la plus importante du Sud indien (à condition d'exclure Mumbai du Sud). Chennai est par ailleurs la capitale de l'Etat du Tamil Nadu, et de la culture tamoule - l'hindi n'y est qu'une seconde langue, que tous ne parlent pas. Chennai, c'est une agglomération immense, sur le littoral, un passé très marqué par la présence coloniale (on peut visiter à Chennai quelques églises et le fort d'où les Britanniques géraient les affaires de la ville, et qui sert désormais de bâtiment administratif), la rencontre de l'Occident et de l'Inde, un centre économique, et même une industrie cinématographique, en langue tamoule, dont les films sont proches de ceux de Bollywood par la forme, le genre et le ton, tout en s'en distinguant, puisqu'ils se déroulent souvent dans les campagnes plutôt que dans les villes. Bref, Chennai aurait pu être la Mumbai de la côte Est ; seulement voilà, autant que j'ai pu en juger en deux jours de présence, Chennai n'a pas le charme et l'élégance de Mumbai. J'ai été très déçu par Chennai : j'ai trouvé la ville particulièrement étouffante, et assez inintéressante. Il y a bien quelques monuments, un musée assez riche et une immense plage, mais rien qui, finalement, vaille vraiment le détour. Et quant à l'immense plage, on y trouve des centaines de petits vendeurs de glaces, de fruits, de boissons, et de mille autre choses, mais pas une seule poubelle. Seules les vagues qui lèchent le sable ramassent les détritus. Cela illustre d'ailleurs une énième contradiction typiquement indienne : les Indiens sont très attachés à l'hygiène, à la nature et à l'écologie, mais jettent tous leurs déchets par terre, rendant l'impression de saleté ominprésente et dominante dans leur pays, en tout cas dans leurs villes.

Deux heures dans un bus épouvantable m'ont enlevé de Chennai et amené à Mamallapuram, petit village de pêcheurs et de touristes, perdu dans la campagne très verte du Tamil Nadu. C'était d'ailleurs la première fois que je me trouvais dans un endroit si peu peuplé depuis mon arrivée en Inde. Mamallapuram est formidable, d'abord parce qu'il y règne un calme très reposant après l'agitation chaotique de Chennai, ensuite et surtout parce qu'on peut y admirer un temple très ancien juste au bord de la mer, ainsi que d'impressionnantes et nombreuses sculptures inspirées par la mythologie hindoue, travaillées à même la roche. Il y a notamment une série de cinq petits temples ravissants sortis de blocs de pierre, et un immense pan de falaise, haut peut-être de trois mètres, et long sans doute d'au moins dix mètres, qui est tout entier une sculpture très fine et très riche symbolisant le Gange, le célèbre fleuve sacré. J'ai passé à Mamallapuram une journée fort agréable. J'ai même croisé dans l'hôtel où j'ai passé la nuit une jeune Française, fille adoptée d'origine indienne, qui voyageait à travers toute l'Inde, à la découverte de ses origines ; cela a été très sympathique d'échanger quelques impressions avec elle.

Ma courte route dans le Sud indien s'est achevée à Pondichéry, ancien comptoir français, et petite ville ravissante, où j'ai battu un record personnel : j'ai dormi dans une chambre d'hôtel, propre et décente (mais sans salle de bain particulière), pour quatre-vingts roupies, soit un euro cinquante! Cela met tout de suite de bonne humeur pour découvrir Pondichéry. La ville est divisée en deux par un canal coulant du Nord au Sud. A l'Est de ce canal, en bord de mer, la ville française, avec ses superbes demeures de l'époque coloniale, blanches ou colorées, donnant sur des jardins ombragés, avec ses rues propres et calmes portant des noms d'hommes célèbres français (Dupleix, Romain Rolland, La Bourdonnais, etc.), son "hôtel de ville" gardé par des policiers en képis rouges, ses églises, et puis une longue promenade en front de mer, ponctuée par une statue de Gandhi, faisant presque face, assez ironiquement, à un monument français aux morts indiens pour la France, rappelant la colonisation plutôt que l'indépendance. Dans ce quartier, on trouve plein de restaurants, où l'on peut manger français, et être servi par des Indiens parlant français. J'ai savouré une savoureuse tartine de rillettes dans un restaurant tenu par un expatrié français. Pourtant, il suffit de franchir le canal, de se retrouver dans la partie Ouest de Pondichéry, pour revenir aussitôt dans l'Inde telle qu'on la connaît, avec ses rues agitées, ses temples hindous, ses immenses affiches politiques ou de cinéma, et cette extraordinaire sensation d'une vie grouillant partout. Je pense que l'hiver, lorsque la mousson est terminée et que le temps est sec et doux, Pondichéry est un paradis pour ceux qui aiment et l'Inde, et la France, et qui cherchent une sorte de retraite pour lire, ou écrire. Dans les restaurants où je suis allé, j'ai d'ailleurs entendu les conversations non seulement de touristes, mais aussi de retraités français, venant tous les ans à Pondichéry, entre décembre et février, logeant dans ces demeures superbes, fréquentant l'Alliance française et amoureux de l'Inde authentique qui commence de l'autre côté du canal. Pour un Français, Pondichéry a quelque chose de magique. On ne la quitte qu'à regrets.

Je l'ai quittée en bus, pour revenir à Chennai d'où je devais reprendre l'avion pour Delhi. Les quatre heures de route ont été agréablement meublées, car, à côté de moi dans le bus, s'était assis Rupesh, un Indien de mon âge, très aimable, drôle et malicieux, avec qui j'ai sympathisé, et avec qui j'ai passé un peu de temps, au restaurant et au bar, le lendemain, à Chennai, avant de me rendre à l'aéroport. Rupesh vit et travaille à Chennai, mais toute sa famille est originaire d'un village voisin de Jaipur, dans le Rajasthan, où il m'a gentiment invité au mariage de sa soeur, en février. Il est fascinant de connaître Rupesh, car Rupesh semble aussi indien qu'on peut l'être. Il a le contact facile, le sourire doux, le rire généreux. Il aime le cinéma. Il est fier de son pays, mais admire l'Occident. Il parle la langue de la région, le tamoul, la langue du pays, l'hindi, et, avec un accent caractéristique, la langue du monde, l'anglais. Il a cette attitude très hindoue face à la religion, une attitude faite à la fois de respect superstitieux et de relativisme, de modération, de tolérance. Il a aussi une attitude très indienne face à la morale, sortant tous les dimanches avec ses amis pour boire de l'alcool dans des bars à l'insu de ses parents, et n'imaginant pas une seule seconde que son père puisse lui aussi boire de l'alcool et le cacher à sa famille. Il a enfin une attitude très indienne face à la loi et à la poursuite du profit, attitude où la débrouillardise prime tout autre tempérament, et où le marché noir, la corruption permise par la bureaucratie et le caractère de la police locale, et les arrangements de chacun avec la légalité sont la règle véritable. Pour arrondir ses fins de mois, Rupesh se livre ainsi à une façon de contrebande : il achète de l'alcool et de l'or à Pondichéry, où il y a peu de taxes et où c'est donc moins cher, et il revend le tout à Chennai, sous le manteau, enregistrant de beaux bénéfices. Bref, Rupesh est l'Indien moyen par excellence, et c'est sans doute ce qui le rend attachant.

Mon retour à Delhi, après cette semaine riche de découvertes, a été marqué par une surprise climatique : le froid. Dans le Sud, j'ai eu beaucoup de chance avec la météo : je suis arrivé à Goa quelques jours après qu'il ait cessé d'y pleuvoir (la mousson dure beaucoup plus longtemps dans le Sud qu'à Delhi, évidemment) et tandis qu'il pleuvait encore sur la côte Est ; mais lorsque j'ai atterri sur la côte Est, j'y ai trouvé le même ciel bleu et la même chaleur (autour de 30°C) qu'à Goa. A mon retour à Delhi, j'ai donc été surpris par la fraîcheur des nuits. L'hiver était arrivé sur le Nord. Et, trois semaines après avoir cessé d'utiliser mon ventilateur, j'ai acheté, pour mon appartement à l'isolation pour le moins approximative, un radiateur électrique...

1 Comments:

Anonymous Anonyme said...

I enjoyed reading this piece, I loved the detail and the passion with which you communicate your travels... I got engrossed in the description and the flavour of all the regions that you talk about. I think i will read one piece everyday from all your previous entries, it should even help me improve my french. You should do this professionally.

26 janvier, 2007 22:02  

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